« La rupture entre les élites et le peuple »

samedi 13 août 2005
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En avant première un article d’une série à paraître dans Le Manifeste

Il y a une figure récurrente dans le politico-médiatique, celui de deux France et de deux électorats. Il y aurait un électorat moderne, dynamique, diplômé, qui voterait sur les enjeux réels, le développement économique par exemple, sur les valeurs universelles comme la démocratie, et de l’autre côté, un ours mal léché, obtus qui ne pense qu’à son emploi, à son pouvoir d’achat et qui par pur ressentiment deviendrait le vivier de l’extrême droite.

L’éclatement du champ politique :

À chaque élection où la France ne vote pas comme les partis "officiels", ceux susceptibles de participer à une majorité de gouvernement, et encore moins comme la quasi-totalité des médias, les y invitent, on ressort ce double visage de l’électorat.

Il y a des variantes ainsi, par exemple, on accuse "les chômeurs"(1) et plus généralement les couches populaires d’être la masse de manÅ“uvre des forces obscures qui menacent notre beau pays, l’Europe, voire le monde. Car il faut bien noter que cette partition ne concerne pas que la France. La catégorie "populiste", ce vocable pseudo "savant" qui permet de désigner à peu près n’importe quoi tout en stigmatisant, voire en insultant, le vote populaire, s’étend à la planète.

Cela va du vote iranien à la dénonciation de Chavez au Venezuela. En gros, quand les peuples ne respectent pas le rituel électoral instauré par l’Occident comme unique test de la démocratie, et que le processus n’est pas contrôlé de A jusqu’à Z par les Etats-Unis et par les autres puissances occidentales, le résultat en est stigmatisé. Notons tout de suite que ce discours, loin d’être le reflet d’une quelconque objectivité "d’experts" politologues, témoigne, selon nous, de plusieurs faits que nous allons tenter d’explorer dans cette série d’articles.

Le premier est le simple reflet de l’évolution depuis les années 70, de la représentation de la classe ouvrière, du peuple. Pour le politico-médiatique ce "peuple" est devenu une masse indistincte, arriérée, dangereuse. La seconde, parallèle à la première, est la négation totale des enjeux réels pour les peuples et la construction d’un champ politique qui relève plus d’un jeu sportif, avec ses champions, ses règles internes, ses commentateurs éclairés, que d’un débat de société.

Qu’il puisse exister au-delà de ce jeu, d’autres enjeux concernant la vie et les valeurs des couches populaires, qu’ils structurent les votes et que surgisse, comme lors des résultats du 29 mai au référendum sur la Constitution, un vote de classe qui échappe au jeu politicien, et qui ne peut même pas être classé dans la traditionnelle opposition droite gauche(2) est vécu comme un véritable séisme par le politico-médiatique.

Pour reprendre une référence conceptuelle de Bourdieu, est-ce que le champ du politique, c’est-à-dire un lieu social où les enjeux de classes trouvent leur manière spécifique de s’exprimer, ce qu’a longtemps représenté l’opposition droite gauche en France, avec le poids particulier du PCF, n’est plus tout simplement en capacité d’exprimer un consensus républicain où les adversaires s’affrontent tout en revendiquant des valeurs commune ?

La négation des enjeux :

Si l’on reprend les résultats du 29 mai, il y a bel et bien eu vote de classe(2), mais avec perte d’une identité, d’une perspective, et une méconnaissance profonde par le politico-médiatique de la manière dont se construisent les enjeux électoraux pour les couches populaires. Un exemple, dans la campagne du référendum sur la Constitution européenne, jamais les porte-parole du OUI et ceux du NON n’ont abordé un thème pourtant omniprésent dans les conversations de la rue et dont on peut penser qu’il a joué un rôle central dans le refus de la Constitution européenne : la baisse du pouvoir d’achat des Français et la manière dont cette baisse était attribuée à l’euro.

Il suffisait d’écouter les doléances spontanées : "l’euro fond dans les mains, ce qui valait un franc vaut désormais un euro, sauf pour les salaires et les pensions qui ne suivent pas". Les faits donnent raison à cette perception populaire. Apparemment si l’on considère le pouvoir d’achat moyen des Français, leur revenu réel depuis 2001 a cru de 2,6 %, mais cela masque d’énormes disparités. Ainsi le pouvoir d’achat des commerçants a cru de 23 %, alors que celui des ouvriers a perdu 1,8 % et celui des instituteurs 4,3 % . En gros, les salariés toutes catégories confondues, du PDG de Carrefour à la caissière, n’ont connu qu’une croissance de 0,5 %.(3)

Au même moment les dépenses ont enflé, il y a bien sûr le coût de l’essence, mais aussi les assurances et le logement dont le coût ne cesse de grimper, les Français puisent dans leur épargne et en multipliant les crédits (plus 9% en 2004), au point que le nombre de ménages insolvables ou simplement endettés d’une manière excessive est en train d’atteindre les 20%. Notons tout de suite que les cadres sont également touchés. Si pour ceux du haut de l’échelle, on peut accuser la morosité boursière, la grande masse a subi une forte pression sur leurs salaires en 2003 (-2,3%), pourtant leur niveau de vie est resté à peu près stable depuis 2001. En revanche pour les ouvriers, la situation n’a cessé de s’aggraver depuis 2001, avec une accélération en 2004.

Là encore cela mériterait une analyse en profondeur des effets différentiels des 35 heures suivant que le salarié était en situation d’imposer une amélioration ou non. Comme d’ailleurs de la manière dont les grandes entreprises dont les profits sont gargantuesques ne cessent de faire pression sur leur masse salariale et surtout sur celle de leurs sous-traitants, avec la question susidiaire de la condition et de la place des ouvriers au sein du dispositif.

Chez les fonctionnaires, si les cadres supérieurs ont progressé., il n’en est pas de même des autres. Certains ont limité les dégâts comme les policiers et les militaires, mais ça a été la débâcle pour les contrôleurs des impôts, les douaniers, les infirmiers et les éducateurs et surtout les enseignants du primaire et du secondaire, avec un record battu de moins - 4,1 %. Il est frappant de voir à la même époque, la secrétaire du PCF prendre la question sous un aspect "moralisateur", en dénonçant "un patronat" sans âme, l’enjeu même du rapport capital travail étant évacué.

Mais il ressurgit. L’euro, nous avait-on dit était passé comme une lettre à la poste, mais dans la rue il en était autrement. Sa dénonciation s’accompagnait de la découverte des indemnités du PDG de Carrefour, dont aucun débatteur n’eut la présence d’esprit de parler lors du premier débat, tant les tenants du Non étaient occupés à dire leur amour de l’Europe pour se distinguer de Le Pen éructant. La question de l’euro se trouvait pourtant à la charnière d’enjeux politiques essentiels, ceux concernant le rapport capital/travail et la Nation, qu’aucune force politique, aucun leader n’a su porter et qui ont été renvoyés à la catégorie "populiste" d’extrême-droite.


(1) Lire Emmanuel Pierru. Sur quelques faux problèmes et demi-vérités autour des effets électoraux du chômage. P.177à 199. Dans La démobilisation politique. La dispute.2005. Ce livre fourmille de chiffres et de faits intéressants, même si l’interprétation ne nous en paraît pas toujours convaincante.

(2)Ce qui relativise l’influence réelle des leaders politiques, qu’il s’agisse des tenants du Oui ou de ceux du Non à la Constitution et donc la rupture entre "les élites" (en fait le politico-médiatique) et la majorité du peuple. Au point que celui qui est apparu durant toute la campagne comme le plus brillant et percutant porte parole du NON, le vicomte de Villiers a été battu dans son fief vendéen, comme tant de leaders socialistes dans leur fief populaire. La palme de la cécité sur cet effet "classiste", peut être attribué à Bertrand Delannoe, attribuant à sa capacité de conviction, le vote de Paris intra-muros et en négligeant l’analyse de son électorat

(3) Ces chiffres sont extraits de l’enquête réalisée par le CREDOC sur les revenus des Français entre 2001 et 2004,(pour la revue Capital. N°164. mai 2005). Le CREDOC a utilisé les données des enquêtes INSEE sur le budget des ménages, les seules à prendre en compte toutes les sources de revenu (travail, patrimoine et prestations sociales). L’enquête du CREDOC a soustrait les impôts et évalué l’ensemble en euros constants.



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