Fédération Syndicale Mondiale : les leçons d’un congrès

vendredi 3 mars 2006
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Interview de Jean-Pierre Page par Charles Hoareau pour « Rouge Midi ».

CH : Jean-Pierre Page, tu as participé au 15e congrès de la Fédération Syndicale Mondiale à La Havane, à quel titre et d’abord peux tu te présenter ?

JPP : J’ai été pendant 13 ans secrétaire général de l’UD CGT du Val de Marne, puis responsable du département international de la CGT, et pendant une vingtaine d’années, membre de la Commission Exécutive Confédérale, parmi d’autres responsabilités et activités nationales et internationales que j’ai assumé et que j’assume toujours pour certaines !

Concernant le congrès de La Havane il est plus juste de parler du 15e Congrès syndical Mondial, nous verrons pourquoi ! La Centrale Cubaine qui en était l’hôte m’avait invité comme plusieurs de leurs amis qui partagent une même conviction : voir le syndicalisme international jouer son rôle. Je souhaite pour ma part continuer à contribuer à ce débat ! J’ai en son temps critiqué la FSM (Fédération Syndicale Mondiale), tout comme la CISL (Confédération Internationale des syndicats libres) ou la CMT (Confédération Mondiale du Travail) ! J’ai soutenu l’idée de la désaffiliation de la CGT, cela dit mon sentiment est que dans une situation nouvelle comme celle que nous connaissons, cette organisation peut contribuer à favoriser un renouveau du syndicalisme international, à condition de faire le choix de changer ; pas changer pour changer mais pour se transformer en une organisation de lutte.

Pour ma part je pense qu’aujourd’hui le syndicalisme international est impuissant et globalement ses dirigeants ont fait le choix d’accompagner les choix du capital et cela quelque soit les centrales. Par conséquent faisons preuve de moins d’incantations et de rhétoriques et travaillons ensemble pour la rénovation du syndicalisme, pour en faire un outil au service des travailleurs pour lutter contre la mondialisation capitaliste et donc pour une solidarité plus effective, plus concrète.

CH : Qui participait à ce Congrès ? Et qu’elle est aujourd’hui la représentativité de la FSM dont la CGT a été il y a 60 ans une des organisations fondatrices ?

JPP : Il y avait plus de 500 délégués à La Havane venant des 5 continents, y compris l’Australie où la FSM y a plusieurs affiliés très actifs, jusqu’aux USA avec un représentant de « Change to Win », qui regroupe les principales fédérations de l’AFL CIO qui viennent de se séparer de la Confédération pour constituer une nouvelle coalition syndicale. Ceci va d’ailleurs modifier totalement le paysage syndical étatsunien mais aussi international, en affectant politiquement et financièrement, l’AFL-CIO, la CISL et la constitution de la nouvelle organisation internationale qu’elle cherche à créer avec l’aide la CMT. Parmi les délégués du Congrès de la FSM on comptait 73 pays représentant plus de 230 confédérations nationales, dont 23 d’Afrique et bien sur un grand nombre d’Asie, d’Amérique Latine et des Caraïbes. Une majorité d’entre elles n’étaient pas affiliés à la FSM, même si 80% de ses membres étaient représentés. Certaines organisations participantes étaient affiliées à d’autres centrales régionales ou internationales mais le plus grand nombre sans affiliation comme la CGT de France (représentée par Daniel Rotureau), la CGT Portugaise, le CITU de l’Inde, le Zenroren du Japon, ou les syndicats de Chine, etc. Ce fait est d’ailleurs important, il correspond à la réalité du mouvement syndical international dont près de la moitié des syndicats n’ont pas d’affiliation internationale soit l’immense majorité des travailleurs du monde.

C’est en ce sens qu’il faut parler de Congrès syndical mondial. Je veux ajouter que cette participation en net progrès sur le précédent congrès de Delhi est d’autant plus intéressante qu’il s’agit pour beaucoup de syndicats du tiers monde donc avec des ressources limitées, toutes étaient présentes à leurs frais et par ailleurs de nombreux visas de transit en particulier par des pays européens notamment la France ont été refusés à des syndicats du Bengladesh, du Pakistan, d’Indonésie, des Philippines....ce qui a pénalisé la participation.

Ce congrès était donc particulièrement représentatif. Il témoigne d’une existence, d’une réalité syndicale qu’on aurait tort de sous estimer ! Elle est pour le moins éloignée de cette stupidité qui consiste ou consistait à considérer cette organisation moribonde ou quasi disparue. Hier affaiblie mais aujourd’hui en plein renouveau et non sans perspectives ! Comme quoi il n’y a de fatalité en rien ! On est décidément bien loin de cette fin de l’histoire que l’on nous avait annoncée !

Je veux ajouter enfin que cette année c’est en présence de nombreux dirigeants de la CISL dont son ancien président et de la CMT de nombreuses centrales nationales et sous la présidence de Juan Somavia directeur général de l’Organisation Internationale du Travail qu’une importante rencontre s’est tenu à Genève en juin pour célébrer le 60e anniversaire de la FSM

CH : Qu’elles étaient les enjeux de ce congrès ?

JPP : Rien moins qu’un changement radical !

Il faut voir les choses en face le syndicalisme international et cela sans aucune exception est quasiment inaudible, assez déliquescent, marginalisant de ce fait les travailleurs et leurs intérêts. Par ailleurs son institutionnalisation, sa bureaucratisation, sa soif de reconnaissance il faut savoir pour l’anecdote que Bill Jordan l’ancien secrétaire général de la CISL a été annobli par la Reine d’Angleterre, bref ce syndicalisme là est si éloigné des réalités sociales, des luttes, et y compris tout simplement de la vie du monde du travail qu’il est non seulement d’une totale inefficacité mais qu’il vit en quelque sorte pour lui-même et pour assurer l’existence sociale de ses dirigeants. La FSM n’échappait pas à ce constat même si il faut le relativiser compte tenu de sa représentation et de son implantation.

Le mérite de ce Congrès je dirais c’est d’avoir eu le courage de se regarder sans complaisance et d’en avoir tiré les conséquences en s’attaquant aux causes de cette situation. Avec du retard certes, mais cela a été fait ! La FSM a modifié son orientation, non pas ses principes de lutte de classes, les valeurs internationalistes qui sont les siennes, mais sa vision, sa stratégie, pour en faire un instrument utile aux luttes et au rapport des forces. Elle l’a fait à partir d’une analyse rigoureuse de la mondialisation capitaliste en faisant le choix de s’ouvrir au monde du travail internationalisé tel qu’il est aujourd’hui, en faisant le choix d’une véritable ouverture vers les travailleurs qu’ils aient des garanties ou qu’ils n’en aient pas, donc vers le travail informel comme vers les sans terre, les sans droits, les communautés autochtones....

Elle l’a fait en faisant le choix de l’unité syndicale internationale sans exclusive pour favoriser une riposte syndicale plus efficace. Cela l’a conduit à modifier radicalement ses méthodes de travail et d’organisation, en faisant le choix de dynamiser le travail professionnel et régional en réactivant ses structures de coordination, elle a fait le choix de quitter Prague pour Genève et Athènes, celui d’élire une nouvelle direction rajeunie et plus représentative avec à sa tête un jeune secrétaire général Georges Mavrekos un des dirigeants nationaux de la Confédération unitaire de son pays : la CGT de Grèce .Ces décisions ont été prises et commencent à être appliquées ! C’est un très grand changement, il est encourageant !

CH : Que peux-tu dire des débats ?

JPP : Ils ont été intenses ! Il n’est jamais facile de se remettre en cause, le ton avait été donné par le document d’orientation et aussi par le discours d’ouverture au Congrès du secrétaire général de la centrale Cubaine. L’approche étant très critique on n’a pas cherché à s’accabler et à « jeter l’enfant avec l’eau du bain » on a cherché à répondre avec beaucoup de lucidité à ce que sont les défis du syndicalisme international, ceux de notre temps.

A ce sujet, il est un fait indiscutable que dans la crise du syndicalisme international il y a l’échec du syndicalisme d’accompagnement, de la négociation sans luttes et du pseudo dialogue social ! Ceci pèse lourdement sur les relations sociales du fait de la domination qu’exerce le syndicalisme des pays riches. Dans ces conditions celui-ci assume une énorme responsabilité qui outre le recul social que nous connaissons partout a conduit à l’affaiblissement, à la division, à la désyndicalisation, à la perte de crédibilité. Disons le il n’y a aucune perspective dans cette direction, preuve en est le bilan du syndicalisme dans les pays industrialisés, européens en particulier ! Ce bilan qui est à faire est accablant !

Cette situation est d’autant plus préjudiciable que jamais autant qu’aujourd’hui le besoin objectif de solidarité internationale n’a été si fort ! A quoi sert de parler de l’absence de dimension sociale de la mondialisation comme on l’évoque souvent à l’OIT ou ailleurs, de l’aggravation des inégalités et de la pauvreté si l’on est comme tétanisé par cette réalité ! Ce qui est incroyable c’est que cette situation ne peut que s’aggraver du fait de la logique même du système capitaliste, à fortiori si on ne résiste pas ! Aux Etats-Unis ; 45 millions de travailleurs sont privés de toute protection sociale. N’est ce pas là l’image d’un échec celui d’une certaine conception et d’une pratique syndicale ? Et ce qui vaut aux USA vaut également ailleurs !

Cette situation est d’autant plus étonnante que bien des syndicats du tiers monde font aujourd’hui preuve d’une vitalité qui devrait inciter les centrales des pays riches à plus de modestie et à moins d’arrogance. Pourtant celles-ci continuent à vouloir imposer leurs vues. Ainsi la présence du syndicalisme dans les institutions internationales reflète cette réalité ! Est il sain par exemple qu’une seule internationale, la CISL s’approprie presque exclusivement et de façon totalement unilatérale l’essentiel des responsabilités qui reviennent au syndicalisme dans le cadre de l’OIT et même qu’elle en use et en abuse ? Est il juste de se priver d’expériences alors que bien des syndicats disposent de bilans, de résultats, de réflexions tout en développant des initiatives nationales et internationales enrichissantes pour tous ?

Comme l’ont fait remarquer de nombreux délégués du Congrès Syndical Mondial à quoi servirait de faire le constat que la situation ne cesse de se détériorer pour les travailleurs si l’on n’en tire aucune conséquence en termes de stratégie de luttes et si l’on ne s’interroge pas sur les causes ? Qu’elle peut être l’utilité d’un syndicalisme qui ne fait que négocier et gérer le recul social ? Le fait de le négocier ne saurait en rien lui accorder une autorité aux yeux des travailleurs, on ne lutte ni on ne se syndique pour cela !

Le congrès syndical mondial s’est donc fait largement l’écho des luttes dans le monde et des questions qu’elles soulèvent. Celles-ci sont d’importance et aussi non sans résultats si l’on en juge en Amérique Latine par la faillite de l’ALENA, le traité de libre échange que voulait imposer les USA, mais aussi par les évolutions sociales et politiques qu’illustre les changements profonds au Venezuela et plus récemment en Bolivie. En Inde le récent mouvement revendicatif pour la défense des services publics a rassemblé plus de 45 millions de grévistes et la bataille des Toyota est devenu un combat aux dimensions internationales tout comme celui des victimes de Bhopal dans lequel le CITU occupe une place de premier plan !

On pourrait prendre d’autres exemples de ce syndicalisme revendicatif qui non seulement résiste mais contribue à des résultats concrets en matière d’emplois, de droits sociaux, de libertés syndicales comme d’environnement ! La division capital/travail à l’échelle internationale, le problème des délocalisations, la rapacité des sociétés transnationales, l’action néfaste d’institutions comme le FMI, la Banque mondiale, l’OMC, ou encore de certaines institutions régionales comme l’Union européenne/partenaire des USA soulignent que le syndicalisme a une place originale à prendre, et en particulier en articulation avec d’autres forces comme celles que mobilise le Forum Social Mondial !

C’est donc un Congrès tourné vers l’avenir, et le besoin de construire des stratégies de mobilisations unitaires qui a été beaucoup débattu. J’ai été très surpris par les importantes attentes qui s’expriment vis à vis de la FSM pour qu’elle contribue à une rénovation véritable du syndicalisme international dans le sens de plus d’actions, plus d’unité, plus de démocratie et de transparence. Le capitalisme, le projet de domination de l’impérialisme qui s’exprime en Irak ou ailleurs fait courir des risques considérables à l’humanité, cela a été un autre sujet important de la discussion Par conséquent, oui, le syndicalisme a des responsabilités inédites pour faire face à cette situation nouvelle.

Le niveau des enjeux appelle des réponses d’une autre nature que celles qui ont prévalu jusqu’à aujourd’hui. Nul ne saurait échapper à ces interpellations, c’est le sens et le contenu du « Consensus de la Havane » la résolution finale adoptée par tous les participants affiliés ou non de la FSM aux termes du Congrès syndical Mondial. Pour les délégués il s’agissait d’affirmer qu’il existe un grand besoin d’un syndicalisme plus concret, plus articulé et surtout capable d’anticiper, donc en prise réelle avec les exigences mais aussi les espoirs et les rêves des travailleurs

CH : C’est donc un changement important, mais qu’elle est la garantie que ce « Consensus de la Havane » sera appliqué ?

JPP : C’est là une question essentielle et c’est pour la FSM, sa nouvelle orientation, sa nouvelle direction une affaire de crédibilité. Une chose est de décider autre chose d’appliquer, de faire vivre les décisions de façon créatrice ! En premier lieu je dirai qu’outre les moyens de changer et de se transformer la nouvelle FSM affirme une volonté, qui si j’en juge par les premiers actes de son nouveau secrétariat montrent un clair changement de comportement, donc d’engagement et de rythme de travail, c’est positif mais ce n’est pas suffisant. En second lieu et c’est d’ailleurs ce que beaucoup de centrales non affiliés ont exprimé. Elles se félicitent de ces changements mais en même temps attendent une mise en œuvre concrète du « Consensus de La Havane », en termes d’initiatives, d’actions et aussi une autre et nouvelle visibilité de la FSM mieux en prise avec ses affiliés et ses amis. La revitalisation de ses structures professionnelles et régionales doit y contribuer ! Il y a une certaine urgence !

Mais en fait, nous sommes entrés dans une période de clarification et ceux qui sont attachés aux principes du syndicalisme de classe, du syndicalisme de lutte, du syndicalisme unitaire souhaitent donner un prolongement international à leurs combats ! Si le combat est plus rude en même temps cette situation n’est pas non plus sans opportunités. Par conséquent nul ne saurait échapper aux responsabilités qui découlent des enjeux. Tout le monde est au pied du mur et en devoir de choisir ou il se situe ! Le syndicalisme international a besoin d’une force dynamique qui contribue à donner les moyens aux travailleurs de retrouver confiance dans l’action collective pour gagner, pour obtenir de réelles avancées sociales !

De mon point de vue, il est clair que la FSM occupe dorénavant une position qui lui permet de répondre à de telles exigences ! C’est un aspect nouveau qui je l’ai constaté n’a pas échappé à de nombreux observateurs ! Car elle est la seule dorénavant à se situer et à se déterminer à partir d’une position de classe, de lutte et de confrontation avec le Capital ! Elle doit donc passer aux actes, et cet atout qui est le sien peut lui permettre de répondre de façon utile et efficace à ces attentes ! Elle sera jugée en conséquence et c’est donc pour elle un véritable défi qui mérite qu’on l’aide à ce qu’il se concrétise ! C’est là une démarche en rupture avec la conception qui prévalait jusqu’à présent et qui consistait à se préoccuper de sa seule existence, conception largement partagée par ailleurs par beaucoup d’autres. En quelque sorte exister pour soi même ! Au prix de la mise en œuvre rapide et effective de ce changement de cap il peut y avoir une véritable perspective pour cette organisation, mais comme on le sait rien n’est automatique !

Un nombre important de centrales dont certaines très significatives ont clairement fait savoir leur intention non seulement de continuer à développer leurs relations de travail avec la FSM, mais de rejoindre ses rangs. Cette disponibilité, se concrétisera d’autant plus vite que l’on passera de la parole aux actes ! J’ajoute qu’une plus grande ouverture en termes de conditions d’affiliation permet, à de nombreuses organisations non seulement au niveau national, mais aussi régional, local, d’entreprises, de courants , d’organisations paysannes, etc..de rejoindre ses rangs.

CH : Justement les deux autres centrales internationales : la CISL et la CMT envisagent la création d’une nouvelle centrale mondiale ? La FSM sera-t-elle associée à ce processus ?

JPP : Il s’agit là d’une décision d’importance ! Avec laquelle on ne peut être que d’accord, car l’unité correspond à un besoin et aussi à une nécessité. Qui pourrait prétendre en effet seul et sans solidarité internationale faire face aux projets du Capital quelque soit le pays, la région, ou la branche dans laquelle s’exerce son activité ? De nombreuses organisations dans le monde expriment ces préoccupations légitimes. D’ailleurs dans la résolution finale, le « Consensus de La Havane » du Congrès syndical mondial il est fait explicitement référence à un tel objectif !

Mais pour répondre à la question : Dans l’état actuel des choses, non ! La FSM et ses affiliés ne sont pas invités à participer à ces discussions. On peut donc s’interroger sur la contradiction entre l’intention et le fait de prétendre faire du neuf quand dans le même temps on continue à faire preuve des mêmes comportements, d’attitude unilatérale, d’exclusive, d’a priori et de sectarisme vis-à-vis de syndicats qui représentent des dizaines de millions de travailleurs.

Dans ces conditions l’objectif de la CISL et de la CMT est-il de rompre avec les choix antérieurs, avec les orientations et les pratiques anciennes, de se transformer, de dépasser les blocages actuels pour construire un syndicalisme international unitaire avec tous et avec lequel il faudrait dorénavant compter si l’on veut agir pour la promotion de la justice sociale, de la paix, de la coopération ou au contraire s’agit il de tout autre chose ? On est en droit de se poser la question !

Si cette volonté de s’ouvrir au débat avec tous existait cette proposition pourrait relancer la réflexion dans le mouvement syndical, remettre les choses à plat ! Il y en a bien besoin si l’on veut faire ce saut qualitatif !

C’est pourquoi cela exige pour les syndicalistes du monde entier de tirer les leçons de leurs défaites, d’avoir le courage de faire l’état des lieux, de bien identifier les atouts mais aussi les obstacles, les limites, les retards. D’être surtout lucide ! Or quand l’on prend connaissance des documents préparatoires en vue du congrès constitutif de la nouvelle organisation et surtout des statuts proposés, le moins que l’on puisse dire c’est que l’on peut avoir un doute !

Dépasser les structures actuelles comme il est proposé pour créer une nouvelle centrale internationale répond à un besoin de renouveau du syndicalisme international, mais pour quoi faire et dans quel but ? La CGT l’avait mis en évidence au début des années 90 en faisant des propositions de rénovation et en prenant des initiatives comme la conférence du Caire, pour ensuite y renoncer à la faveur de son affiliation à la CES et de son changement d’orientation, de stratégie au Congrès de Strasbourg. Les conditions qui furent alors imposées à la CGT, en particulier pour obtenir le soutien de la CFDT à son affiliation, n’ont pas été étrangères à cette évolution préjudiciable. D’autant que jamais les syndicats de la CGT n’en furent informés.

Ce désengagement international paradoxal avec la réalité de la mondialisation et aussi contradictoire avec toute une histoire, une identité et des valeurs, le manque d’implication et d’intérêt pour ces problèmes en particulier de la part de son secrétaire général n’est pas sans affecter aujourd’hui la contribution singulière qui fut toujours celle de la CGT au sein du syndicalisme mondial et qui par conséquent pourrait être la sienne dans le cadre de ce débat !

C’est parce que cette exigence de changement et de transformation est légitime qu’elle mérite une vaste discussion à travers l’ensemble du mouvement syndical international, tel qu’il est, et bien évidemment avec les premiers concernés : les travailleurs, dont jusqu’à présent il n’est pas fait grand cas... Cela ne saurait par conséquent être l’affaire de quelques appareils syndicaux en prise avec des problèmes existentiels, ou des objectifs qui ne viseraient au fond qu’à flexibiliser le syndicalisme lui-même. Certains responsables de la CGT participent à des réunions avec les dirigeants de la CISL sur ce sujet mais qu’en savent les syndicats, les travailleurs ? Comment vont-ils se déterminer dans la perspective du prochain Congrès Confédéral de la CGT ? A-t-on tiré de ce point de vue toutes les leçons des conditions de l’affiliation à la CES ?

CH : N’y a-t-il aucun débat à l’intérieur des organisations de la CISL, de la CMT et parmi les centrales sans affiliation internationales, en avez-vous parlé à La Havane ?

JPP : Comment le syndicalisme réfléchit-il à sa propre crise, à sa capacité non seulement à représenter le monde du travail tel qu’il est devenu, mais aussi à proposer une vision, une analyse syndicale et globale de la mondialisation qui puisse déboucher sur des objectifs, un projet cohérent, une alternative, et par conséquent sur un autre monde possible qui ne peut être celui de la soumission du travail au capital ? Ce débat nécessaire a eu lieu à La Havane, insuffisamment certes mais il a eu lieu ! En fait cette réflexion traverse toutes les organisations syndicales, et parce que rien n’est uniforme, raison de plus pour encourager la discussion et ne pas chercher à répondre à des problèmes aussi fondamentaux par des réponses seulement organisationnelles et institutionnelles !

Qu’elles sont les choix qui se posent au syndicalisme ?

S’agit il d’humaniser la mondialisation, de la réguler dans le cadre de ce que les employeurs décident ou au contraire s’agit il de contester les choix du capital, mettre en question la propriété et les pouvoirs de décision du lieu de travail jusqu’au niveau de l’état ?

A ces questions on serait bien en peine de trouver des réponses en termes d’objectifs et d’actions, dans ce « big bang » annoncé du syndicalisme international par la CISL et CMT. Je constate d’ailleurs que dans ses propres rangs de nombreuses critiques et désaccords s’expriment. Je viens de lire la contribution d’un dirigeant de la CISL que dit-il ?

« ...dans les propositions il n’y a aucune analyse quant à la nature actuelle du capitalisme, qui pourtant a conduit à un tournant au détriment du monde du travail, aucune analyse de ce qu’est la classe ouvrière aujourd’hui ! Peut on reconstruire la force du Mouvement dans la perspective d’une lutte avec le capital transnational avec comme seule ambition pour la nouvelle internationale d’exercer plus d’influence sur la Banque Mondiale et le FMI. ? »

Et il ajoute : « ...Comme si par un coup de baguette magique la simple addition des faiblesses pourraient produire une force nouvelle et cela sans aucune relation avec la réalité ou la raison » Pour ma part je n’ai rien à ajouter à ce constat lucide !

Par conséquent on en arrive à se poser la question si finalement cela serait faire preuve d’innocence que de ne pas situer cette proposition de nouvelle centrale , cette « Global Union » en relation avec les objectifs du capital, la crise, la récession qui pointe, la guerre économique et même la guerre tout court. On sait que le patronat qu’il soit français, européen ou international partage au moins une même vision : le code du travail, les réglementations sociales sont autant de carcans qui freinent la compétitivité. Il faut donner la liberté d’agir aux entreprises en se débarrassant de tout ce qui peut l’entraver. Ainsi au plan international, les négociations au sein de l’OMC constituent un des lieux privilégiés de cette offensive. Qu’en disent et que feront les syndicats à l’initiative de ce projet ? Que proposeront-ils comme projet de lutte ? Pour les initiateurs de cette nouvelle centrale c’est là un sujet sur lequel ils restent étrangement muets !

CH : Mais n’y a-t-il pas un problème d’indépendance syndicale qui se pose quant à certaines centrales affiliées à la FSM ou plus généralement un problème d’indépendance syndicale vis-à-vis du politique qui se pose quant aux conceptions de la FSM ?

JPP : Faisons l’état des lieux, mais faisons-le réellement qu’il s’agisse de la FSM ou de toutes autres organisations internationales, régionales et nationales ! Je veux essayer de répondre sur le fond !

En fait au plan national ou international en rompant avec des principes de lutte, en se convaincant soi même qu’on restaurera le crédit du syndicalisme en se comportant en partenaire loyal avec le capital par la vertu du couple proposition/négociation, ou par la réforme de certaines institutions, on en arrive à une forme de perversion de ce qu’est la finalité du syndicalisme lui-même. Pour un syndicat on doit se déterminer en termes d’analyse mais surtout d’action ! Or celle-ci fait souvent cruellement défaut ! C’est là le fond et l’indépendance n’a de sens qu’à travers le type de réponse que l’on apporte aux problèmes posés ! De deux choses l’une ou l’on reconnait les principes de lutte de classe et l’on se comporte en conséquence sinon tout cela n’est qu’une référence facile qui a plus à voir avec la rhétorique qu’autre chose. Mais si c’est ainsi, il faut le dire et c’est plus honnête ! Le concept d’indépendance ne se pose fondamentalement qu’à travers la contradiction capital/travail et dans la capacité du syndicat à s’assumer comme tel en prenant chaque fois et toujours le parti des intérêts de classe des travailleurs ! Est-ce aujourd’hui le cas, à cette question il faut répondre et si la réponse est négative ; alors pourquoi ?

Pourquoi devrions-nous porter un jugement de valeur sur les rapports syndicats/partis politiques comme si nous étions le dépositaire des valeurs universelles du syndicalisme ! Ne serait ce pas là faire preuve de prétention et d’arrogance ! Surtout quand cela vient de ceux pour qui l’indépendance vis-à-vis de la politique du capital est d’une grande flexibilité !

Je constate que ces conceptions, héritage d’une histoire associant étroitement l’action du parti et celle du syndicat ont marqué profondément la vie dans la FSM ! Mais elles ont influencé le syndicalisme, tout le syndicalisme ! Si c’est vrai, il est donc tout aussi vrai de reconnaitre qu’il existe toujours une version social-démocrate de cette conception et celle-ci continue à prévaloir en Grande- Bretagne, aux USA, en Allemagne, dans les pays Scandinaves, etc. ! J’ajoute qu’il existe également une version de droite, avec des syndicats courroie de transmission du parti dans plusieurs pays ! Ensemble ces deux dernières reconnaissent comme indépassables les règles du marché et donc du système capitaliste lui-même !

Que reste-t-il de cette époque [NDLR : celle de l’URSS où la FSM était principalement organisée dans les pays de l’Est où les centrales étaient le syndicat officiel] qui a profondément marqué l’histoire contemporaine, celle de la FSM mais aussi tout le mouvement syndical international ? Les clivages politiques et idéologiques étaient puissants, on se déterminait par rapport à un camp. Qu’en est-il aujourd’hui ? On serait bien en mal de trouver une réponse tant l’absence de repères de classes constitue un point commun à de nombreuses organisations et non des moindres et cela quelque soit leur affiliation internationale. Il faut lire les documents de Congrès [syndicaux] pour remarquer qu’ils reposent souvent sur des constats, rarement sur une analyse des causes. Il est vrai que c’est ainsi plus facile pour faire et dire n’importequoi ! Comme le fait remarquer de façon pertinente le dirigeant de la CISL que je cite plus haut : « avec la nouvelle centrale internationale dit il, on dit vouloir rompre avec l’idéologie ancienne de la CISL ! OK mais maintenant nous nous déterminerons par rapport à quelle idéologie, or là rien, on ne dit rien !!! » .

Prenons une autre idée ! Il y avait dans la FSM des organisations qui aujourd’hui sont à la CISL sont elles plus démocratiques et indépendantes qu’elles ne l’étaient hier ? Quand j’observe la réalité et en particulier le jugement des travailleurs de ces pays, on est en droit d’avoir un doute, et cela d’autant que depuis la mutation de ces syndicats leur bilan est souvent accablant !

Je reviens de Cuba ! Il y a là bas une longue histoire syndicale, une continuité influencée par les combats pour l’indépendance et le respect de la souveraineté, pour la conquête de droits sociaux en particulier, de Hatuey à Manuel de Cespedes, de José Marti à Fidel Castro. Cette réalité marque en profondeur le processus révolutionnaire Cubain, et les syndicats en sont porteurs. Cela n’est pas sans influencer leur capacité à débattre, leur liberté de parole, leur dynamisme revendicatif et les militants n’en manquent pas, enfin leur internationalisme leur confère une autorité et un crédit non seulement dans leur pays mais dans le monde. Reconnaitre ce fait n’est pas contradictoire avec celui de mesurer aussi les problèmes, les limites, les difficultés qui sont les leurs. Ils en parlent d’ailleurs librement et en général avec beaucoup de lucidité ! Cela dit leurs conceptions tiennent compte de la nature socialiste de leurs pays, elles sont de ce fait différentes des nôtres. Ce fait devrait il, remettre en cause des relations de travail qui existent depuis plus d’un demi-siècle, comme l’a fait la direction de la CGT ? Au nom de quoi et de qui et de plus sans aucunes explications ? Qu’en savent les syndicats CGT ? Cette conception sélective aux motivations souvent opportunistes crée un incroyable préjudice aux travailleurs, en France, à la CGT, et bien sur au mouvement syndical international.

C’est pourtant le cas. C’est invraisemblable et même franchement ridicule au moment où le secrétaire général de la CES John Monks vient de prendre la parole dans un meeting syndical à Londres pour appeler à la solidarité avec Cuba et la CTC. Qu’en pense Bernard Thibaut ? On aimerait savoir !

Prendre en compte l’indépendance, c’est reconnaitre le libre choix de chacun à s’organiser comme il l’entend ! Ce droit existe pour tous ! Par conséquent pour la CTC Cubaine, pour les organisations affiliées à la FSM comme pour toutes les autres organisations. Des conceptions syndicales différentes existent dans le monde et sont d’une grande diversité, c’est ainsi et c’est plutôt un facteur d’enrichissement ! Celles qui ont prévalu dans les pays socialistes, n’étaient pas les miennes, cela dit elles n’étaient ni pires ni meilleures que d’autres ! ! La CGT s’en est accommodée, puis les a critiquées ! C’est ainsi et je constate que cela n’empêchait pas de discuter, d’avoir des relations de travail et d’agir ensemble !

Par conséquent l’indépendance véritable c’est celle que l’on a à l’égard du capital et du même coup des politiques, des partis, des forces, des institutions qui s’en réclament. C’est aussi être capable de dialoguer et de travailler avec tous les travailleurs et leurs syndicats dans le respect des différences de telle façon à faire le choix de l’unité contre le poison de la division que cherche à organiser le Capital.

C’est pourquoi on ne saurait admettre la référence obsessionnelle de certains quant à l’indépendance quand en fait cela ne conduit qu’à diviser un peu plus les travailleurs et leurs organisations. Dans ces conditions, on ne peut admettre l’ingérence, l’exclusive, l’ostracisme comme des pratiques dans le mouvement syndical. Elles sont inacceptables et cela d’autant plus quand elles viennent de ceux qui sont loin d’avoir fait la critique d’une histoire encore récente où ils agissaient et agissent encore en relais du Département d’Etat à Washington, de l’Union européenne comme on l’a vu avec les prises de positions de la CES sur le projet de Constitution Européenne ou encore d’institutions gouvernementales qui n’ont pas grande chose à voir avec la philanthropie. Quand la CISL et l’AFL-CIO soutiennent politiquement et financièrement la CTV Vénézuélienne, cette organisation corrompue impliqué dans la tentative de coup d’Etat contre un président démocratiquement élu Hugo Chavez, que faut il dire ? Se taire, faire comme si de rien n’était ?

Evoquant cela, il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire sur l’origine, l’indépendance et la finalité des sources de financement de l’activité des syndicats en particulier dans les pays industrialisés. On peut avoir un doute sur les conséquences positives pour les travailleurs étatsuniens qu’a entraîné le soutien politique et financier de plusieurs fédérations de l’AFL CIO à John Kerry, et se féliciter que quatre Fédérations des TUC Britanniques aient décidé de mettre un terme au financement du New Labour de Tony Blair, mais qu’en est il pour tous les autres ? Oui ces problèmes sont bien réels, et ne sont pas sans soulever des interrogations légitimes quant à la véritable indépendance financière des syndicats ! Discutons en faisons partout un examen de conscience, en France comme ailleurs nous n’y échappons pas, CGT comprise !

CH : A t’écouter ce 15e Congrès Syndical Mondial soulève des questions qui touchent à l’avenir du syndicalisme, donc au contenu des revendications, comme au comportement des syndicats face aux défis de la mondialisation capitaliste. Peut-on espérer progresser vers une approche commune ?

JPP : Il le faut et c’est une responsabilité qu’il nous faut assumer, car au final dans des conditions différentes mais partout ne sommes nous pas confrontés à une même logique, celle du marché, c’est-à-dire à la recherche du profit le plus élevé ? Ne nous sommes pas par ailleurs confrontés aux mêmes adversaires ? Ne faut il pas par conséquent affirmer cette exigence forte : « le monde n’appartient pas aux multinationales, il est aussi le nôtre » et en tirer les conséquences en termes d’objectifs et de lutte ?

Prenons un exemple, celui du plein emploi pour tous et partout dans le monde. Il s’oppose à toute solution d’adaptation ou d’accompagnement. En fait, la généralisation du concept ’d’employabilité’ a permis aux Etats Unis de passer d’une société de pauvres sans emploi à une société de pauvres avec emploi. C’est ce que nous connaissons en France avec le CPE ! Il faut donc prendre le contre-pied de ces orientations que l’on cherche à imposer au nom de la lutte contre le chômage et la pauvreté, et il faut le faire à partir d’une approche globale. Il en va de même avec le problème des délocalisations ou la défense des services publics ! Comme le dit Fidel Castro « la guerre contre le sous-développement, la pauvreté, la faim est la seule guerre vraiment humanitaire. » C’est cette exigence morale qui doit aussi impliquer le syndicalisme !

C’est pourquoi, les peuples, les travailleurs, leurs organisations ont plusque jamais besoin d’internationaliser leurs luttes, d’articuler celles-ci depuis leurs lieux de travail, leurs villages, jusqu’à l’échelle mondiale en favorisant et en coordonnant leurs actions dans les groupes multinationaux à travers leurs syndicats comme à travers les communautés...

Il s’agit de construire et multiplier les réseaux, les contre pouvoirs face aux institutions supranationales, aux institutions financières, aux puissances hégémoniques qui s’arrogent le droit de décider pour le monde. Il s’agit de se donner les moyens d’un vaste débat tout autant sur la stratégie que sur les contours qui devraient être ceux d’une société capable de mettre l’ensemble des ressources productives du monde au service des besoins et des aspirations des travailleurs et donc des habitants de la planète.

Ce qui est décisif et radical dans cette situation, c’est que l’internationalisme aujourd’hui ne saurait se réduire à une pétition de principe à une aspiration morale. Il doit se concrétiser en termes d’engagements concrets, de comportements conséquents et déjà à partir des réalités nationales auxquelles tous sont confrontés. Pour le dire clairement, il s’agit de se doter d’un programme et d’une pratique sociale effectivement internationaliste de telle façon à affaiblir les positions du capital dans son propre pays pour prétendre avancer vers des succès globaux et continentaux.

Dans cet esprit, la solidarité internationale n’a d’intérêt que si elle peut contribuer à la mise en mouvement des travailleurs et des peuples et, par conséquent, à la réalisation de leurs objectifs propres. Ce qui renvoie aux orientations, aux priorités, aux méthodes, aux moyens et aux formes d’organisations dont disposent le mouvement syndical international si il veut prétendre peser sur la politique mise en œuvre tant par les entreprises, les institutions que les gouvernements.

S’agissant de ce congrès et de la FSM en particulier, le choix a été fait de placer l’action au service exclusif des revendications en écartant toute démarche partisane, tout ostracisme, toute forme d’arrogance. Partout, les problèmes économiques et sociaux sont au cœur des enjeux, des choix de société. Il faut donc travailler à répondre aux besoins et aspirations des travailleurs et ce dans la recherche de l’unité la plus large, dans le respect scrupuleux de l’indépendance de chacun.



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jeudi 9 novembre 2006 à 06h13 - par  Charles Hoareau
mercredi 8 novembre 2006 à 22h57
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mardi 3 octobre 2006 à 22h46 - par  Charles Hoareau
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mardi 3 octobre 2006 à 17h36 - par  mezzi

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