Pas maudits, juste pauvres, désespérément pauvres

vendredi 15 janvier 2010
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Les malheurs d’Haïti ne relèvent pas d’une quelconque fatalité divine. Ils sont aussi le fruit d’un lourd passé colonial, auquel s’ajoute l’absence d’Etat.

La Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH) est une mission de maintien de la paix en opération depuis 2004. Elle fournit notamment une aide alimentaire d’urgence.

Chaque jour de Toussaint, à Port-au-Prince, dans le plus grand cimetière de la ville, des pratiquants du culte vaudou dansent sur la tombe défoncée de François Duvalier. Ils grignotent des piments entiers, tirés de bocaux sans fond. Ils sont en transe. Le genre de scènes burlesques et troublantes qui cousent le quotidien de la capitale en temps normal, dans ce pays où la mystique semble constituer le principal produit d’exportation, notamment via le cinéma hollywoodien, qui agite ses zombies grimaçants.

Depuis le séisme qui a frappé Haïti, le 12 janvier, le terme de « malédiction » est omniprésent dans les médias et les pensées. Il trahit autant l’impossibilité d’expliquer la récurrence des drames qui frappent cette moitié d’île qu’une forme douteuse de préjugé. Si la logique des plaques tectoniques ne se justifie pas, celle de la faillite politique et économique d’une nation qui n’a réussi à anticiper aucune des catastrophes naturelles qu’elle a dû affronter peut se comprendre.

Dans un e-mail qu’elle a adressé au Temps, l’ancienne Première ministre d’Haïti, Michèle Pierre-Louis, remplacée en septembre après une année en fonction, s’agace depuis Port-au-Prince de la vision fataliste qu’on se fait du destin d’Haïti : « Affirmer qu’Haïti est maudit sous-entend que nous serions en train de payer pour des fautes commises. En réalité, ce pays a été mal géré au cours des cinquante dernières années : mauvaise gestion du territoire, constructions anarchiques, crise de la paysannerie et refuge dans des bidonvilles infâmes, élites dépourvues de vision globale. »

Pour beaucoup, l’histoire haïtienne se confond avec celle des Caraïbes. Minuscules lambeaux de terre sur l’Atlantique, débarrassés de leur population amérindienne pour développer au profit des puissances coloniales un système de plantations que des esclaves africains cultivent. Haïti – le fait est central dans son histoire – ne se perçoit pas ainsi. Pour l’écrivain guadeloupéen Alain Foix, « on veut réduire aujourd’hui les Haïtiens à un peuple habitué du malheur. En Toussaint Louverture, héros de l’indépendance haïtienne, je vois un précurseur d’Obama, qui voulait intégrer les anciens colons blancs. » [1]

Première république noire de l’histoire, fondée en 1804, Haïti est singulier à tout point de vue. Le Panthéon national croule sous des figures qui sont devenues pionnières dans la pensée africaine et afro-américaine. Toussaint Louverture, bien entendu, mort en exil à Fort-de-Joux avant d’avoir vu l’indépendance. Mais aussi Jean-Jacques Dessalines, premier dirigeant libre de l’île, et une pluie d’autres qui ont baptisé la moitié des rues, des aéroports et des places publiques en Haïti. Seule révolution noire qui a abouti à l’expulsion du colon, l’indépendance haïtienne a finalement été monnayée par le colon français ; Haïti a acheté sa liberté au prix d’une dette colossale ; cela définit pour beaucoup l’origine du drame haïtien.

Pour l’historien Christophe Wargny, dont l’ouvrage Haïti n’existe pas [éd. Autrement, 2004] a alimenté la polémique de part et d’autre de l’Atlantique, il existe en effet un certain nombre de causes extérieures à l’échec socio-économique d’Haïti : « En 1804, les Haïtiens ont commis l’inacceptable aux yeux de l’Occident. Ils se sont affranchis. La France, l’Angleterre et les Etats-Unis ont tout fait pour éliminer de l’histoire cette nation de »négrillons francophones« . A bien des égards, ils ont réussi. » Pressions économiques de l’ancien colon, longue occupation américaine dans la première partie du XXe siècle : le sentiment s’établit peu à peu en Haïti d’une nation qui se construit malgré ou, plutôt, contre le reste du monde. « Mais il existe également des causes endogènes. L’appropriation des terres par l’Etat, notamment. Et l’absence de registre foncier, qui participe aujourd’hui du désastre. Avec l’émigration rurale massive, les gens ont conquis l’espace disponible en dépit du bon sens. »

Deux cents ans après son indépendance, célébrée en 2004 dans les émeutes contre le président Jean-Bertrand Aristide, Haïti reste profondément marqué par son héritage colonial. Une population constituée à 90 % de Noirs et une élite mulâtre qui possède une grande partie des terres. Alors que dans le pays voisin, la République dominicaine, le métissage est la règle. Spécialiste de l’île et du contraste entre les deux pays, le géographe Jean-Marie Théodat [2]parle de deux Etats en miroir : « En République dominicaine, il y a un arsenal de lois, une armée, une police, une administration qui existent sans discontinuité depuis l’indépendance. En Haïti, ce n’est pas le cas. Aujourd’hui, les vraies autorités – la mission onusienne – sont des autorités d’occupation. » Jean-Marie Théodat affirme que les quartiers effondrés de Port-au-Prince ont été construits comme des « cimetières » : dépourvus de voie d’accès, dans des zones non constructibles, affranchis de toute norme. Les dégâts que l’on découvre ces jours sont aussi l’héritage du désengagement politique, des dictatures duvaliéristes et de l’échec d’Aristide. La déforestation elle-même, qui reste sans doute le premier défi écologique d’Haïti et qui aggrave les conséquences des cyclones, procède de la même incurie dont parle Michèle Pierre-Louis. « Il ne s’agit peut-être pas de reconstruire Port-au-Prince », affirme Christophe Wargny, « mais de construire enfin un pays qui ne doit pas exister que par sa capacité à se relever. »

15.01.2010 |Par Arnaud Robert dans Le Temps

Transmis par Linsay


[1Alain Foix, Noir, de Toussaint Louverture à Barack Obama (éd. Galaade, 2009).

[2Jean-Marie Théodat, Haïti – République dominicaine : une île pour deux (éd. Karthala, 2003).



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