Loi bâillon : la presse sans voix

lundi 21 juin 2010
popularité : 4%

Voulue par Berlusconi, cette loi interdit la retranscription des écoutes téléphoniques dans les journaux. Une grave atteinte au droit fondamental à l’information, explique le juriste Gustavo Zagrebelsky.

Le débat et même la révolte qui s’en est suivie sont à la mesure de la gravité des questions soulevées par le projet de loi gouvernemental sur les écoutes téléphoniques et sur les limitations de la liberté de la presse [1].

Les pouvoirs d’enquête pénale seront réduits et l’impunité des criminels s’en trouvera amplifiée ; les contraintes procédurales, organisationnelles et disciplinaires seront multipliées et s’il venait encore à l’esprit de quelques magistrats enquêteurs de recourir à des écoutes téléphoniques, on fera tout pour les décourager : ceux qui renonceront échapperont au blâme ; ceux qui persisteraient s’engageraient à leurs risques et périls sur un chemin semé d’embûches. La liberté des organes d’information de se référer aux contenus des écoutes téléphoniques or­données dans le cadre d’enquêtes pénales sera fortement réduite et la violation des interdictions lourdement sanctionnée. La loi devra d’abord être promulguée par le président de la République. Ensuite elle sera soumise au contrôle de la Cour constitutionnelle. Puis peut-être fera-t-elle l’objet d’une évaluation po­pulaire, au nom de ce droit légal de résistance qu’est le référendum abrogatif. Tel est l’ensemble de règles et d’instruments auquel elle devra d’abord se soumettre. A cela s’ajoute le droit européen, qui conditionne la validité de la législation des Etats membres.

Dans ce cadre complexe, la loi que le Parlement [la chambre basse] s’apprête à approuver [en juillet] ne résistera pas à l’examen du droit, surtout pour ce qui m’apparaît comme un vice macroscopique, révélateur de la mentalité liberticide, ou au mieux autoritariste, de celui qui l’a imposée, probablement sans même en être conscient [Silvio Berlusconi]. Dans tout régime de liberté, l’information est un système complexe et délicat de droits et de devoirs, dans lequel l’intérêt des citoyens à être informés, qui a pour corollaire, le droit/devoir des journalistes d’établir une chronique honnête et complète des faits, a pour seule limite le respect de l’honneur et de la vie privée des personnes. Les pouvoirs politiques, gouvernement ou Parlement, n’ont rien à voir là-dedans. Ils ne peuvent ni décréter ni établir par des lois ce que les journaux et les organes d’information en général sont ou non libres de publier. Certes, il arrive que ces pouvoirs définissent des cas où le secret doit être préservé pour la bonne marche de certaines fonctions publiques (tractations diplomatiques, opérations des services de sécurité, enquêtes judiciaires, etc.) et, à cette fin, ils peuvent prévoir des sanctions contre les fonctionnaires indélicats qui violeraient le secret et le droit à la vie privée. Mais ils ne peuvent étendre ces sanctions aux orga­nes d’information, qui, par quelque moyen que ce soit, se sont trouvés en possession d’informations importantes et les ont portées à la connaissance de l’opinion publique. En clair, le pouvoir politique peut se protéger, mais il ne peut le faire en bâillonnant un autre pouvoir : le pouvoir de l’information dont une des raisons d’être est le contrôle du pouvoir politique. Dans tout régime de liberté, l’information ne saurait devenir un accessoire, une fonction au service d’un organe de la politique et du gouvernement (comme cela a pu advenir dans des circonstances exceptionnelles, de guerre ou danger pour la sécurité nationale). La séparation des pouvoirs l’exige car c’est elle qui détermine la possibilité de porter la contradiction. Dans les régimes autoritaires, il n’y a pas de contradicteurs, la presse vit des informations que le pouvoir politique l’autorise à rendre publiques, au cas par cas ou par décret, c’est du pareil au même ; cette presse vit des os que lui jette son maître.

< D’où tirons-nous ce principe d’autonomie et de liberté de la presse ? Avant tout de la culture et de la civilisation “constitutionnelle”, c’est-à-dire du cadre qui donne son sens à la démocratie. Ensuite, de l’article 21 de la Constitution italienne qui proclame le droit à la liberté d’information sans limites autres que celles du respect d’autrui, en interdisant toute censure ou manœuvre d’asservissement de la presse telles que celles qui furent employées sous le fascisme.

Le droit européen protège la liberté de la presse

Aujourd’hui, l’autre base solide sur laquelle s’appuie le droit à la liberté de la presse est la Convention européenne des droits de l’homme qui, depuis 2001, est intégrée à la Cons­titution. L’article 10 alinéa 2 de la Convention admet certes des “formalités, conditions, restrictions ou sanctions”, mais à condition que ce soient des “mesures nécessaires dans une société démocratique” pour répondre à certaines exigences de sécurité, d’ordre public. La Cour européenne a précisé que ces limitations ne peuvent être dictées que par des “besoins sociaux impératifs” (et non des exigences de fonctionnement des pouvoirs publics), que les mesures prises “ne doivent pas être de nature à dissuader la presse de participer à la discussion de problèmes d’intérêt légitime et général”. Dans la célèbre affaire Dupuis contre la France (7 juin 2007), concernant la publication d’informations couvertes par le secret de l’instruction, la Cour de Strasbourg a déclaré que, quand le droit à l’information est en jeu, “le pouvoir d’appréciation des Etats s’arrête à l’endroit précis où il enfreint l’intérêt des sociétés démocratiques à assurer et à maintenir la liberté de la presse”. Il s’agissait en l’occurrence de journalistes qui s’étaient documentés grâce à des fuites et à des conversations confidentielles, toutes choses que les sociétés libres ne diabolisent pas, bien qu’elles tentent d’empêcher les fonctionnaires d’Etat d’alimenter ces fuites.

Le projet de loi qui est sur le point de devenir une loi ne tient pas compte de tout cela. Au contraire il le contredit. Toute une série d’interdictions impératives de publication ont été établies à l’encontre des journalistes et des éditeurs. Des sanctions pénales, disciplinaires et administratives les piègent dans un enchevêtrement de conditions internes et externes évidemment incompatibles avec la liberté de la presse et avec le droit, pour tout journaliste, de faire son devoir “dans une société démocratique”.

 Par Gustavo Zagrebelsky dans La Republica le 17/06/2010

Transmis par Linsay


[1l’approbation de ce texte par le Sénat, le 10 juin, a constitué la première étape en vue de son adoption



Commentaires

Sites favoris


20 sites référencés dans ce secteur