La haute route de l’Everest (VIII)...

...et (fin du récit).
samedi 4 septembre 2010
par  Charles Hoareau
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Retour à Lobuche

(…) Des perdrix des neiges, grosses boules de plumes beiges striées de noir viennent picorer et caqueter sur le talus enneigé à quelques mètres de moi. Elles m’obligent à ressortir mon appareil photo qui ne me quitte pas du matin au soir. Les lumières sont telles que dès 5h 30, je ne peux m’empêcher de sortir pour essayer de voler le bleu des faces encore dans l’ombre, l’or des pointes ou des arêtes que le soleil vient allumer, l’avancée progressive de la lumière le long des reliefs neigeux. A la fin du voyage – avantage du numérique - j’aurai pris plus de 1000 photos. J’aurais pu en prendre 3 fois plus et j’en aurais pris si peu… Comment rendre les volumes, l’espace, l’immensité, les hauteurs ? Et comment prendre tout ce que l’on voudrait saisir ? Hier par exemple au col j’aurais pu attendre et prendre les reflets du couchant sur le toit du monde. Outre les paysages somptueux il y a bien d’autres, de ces images éphémères que j’aurais voulu graver dans un peu d’éternité. Ces enfants qui jouaient à l’eau glacée, cette vieille dame qui portait son doko de bouses séchées, ce forgeron d’un autre âge à demi couché sur le brasier, ce bébé qui tête, ce nomade buvant son thé sous sa tente, ce vieil homme égrenant son chapelet, ces jeunes filles aux robes et aux coiffes traditionnelles aux couleurs vives où le rouge, le jaune et le vert jouent avec les lumières du jour, ce vieil homme assis sans un mot en face de l’Ama Dablam… j’aurais pu en prendre 3 fois plus… A condition aussi que les photographiés soient d’accord. A condition de ne pas avoir le sentiment d’être au zoo et de voler l’image de bêtes curieuses.

Kongma La

Tôt le matin, nous quittons notre lodge surpeuplé en direction de Kongma La (le col des perdrix) notre troisième et dernier col. (…)Lobuche est au bord du glacier du Khumbu, un glacier noir [1] très tourmenté que nous devons traverser. Commence alors, sur des blocs volumineux, une succession d’escalades et de descentes zigzagantes. Traversée épuisante pour certains. Un éboulement s’est produit sur le chemin balisé par les cairns, qui nous oblige à un large détour en forme de montagnes russes. L’une d’entre nous, souffle coupé, se pose sur un rocher sans pouvoir faire un pas de plus. La veille un autre membre du groupe, pour une simple erreur d’alimentation a connu le même problème.
Un moment de repos, une barre avalée et on peut repartir.

Là, il s’agit de bêtes incidents sans gravité, mais nous avons rencontré tout au long de notre périple, d’autres cas bien plus inquiétants. Des marcheurs sans doute mal préparés, mal acclimatés étaient au bord de l’épuisement. Je me souviens de ce japonais avançant au millimètre et titubant au point de donner l’impression qu’il allait tomber à chaque pas. Souvent dans les lodges nous avons vu arriver des gens qui tenaient à peine debout et s’endormaient sitôt assis. Combien vont au-delà de leur limite au risque que cela leur soit fatal ? Et là, nous ne parlons que de randonneurs en altitude, pas d’himalayistes tentant des 7000 ou des 8000 mètres.

Au bout d’une heure et demie, nous avons enfin traversé le glacier. En montagne la question de la coordination des pas et du souffle est une question vraiment essentielle surtout quand les conditions (altitude et /ou déclivité) deviennent plus dures. On parle de marche afghane, de marche consciente… En tout cas ce qui est sûr c’est que l’on marche aussi avec sa tête. Comme dans la course à pied ou le vélo, il est important de ne pas se désunir. L’appréhension liée au passage de rochers dangereux, instables, glissants, surplombant de grandes hauteurs ou un lac à moitié gelé, est de ce point de vue un handicap important. La peur absorbe la pensée et empêche de se concentrer sur le rythme à tenir. L’idéal est, quel que soit le terrain, de maintenir le même rythme de souffle et d’allonger ou de raccourcir son pas selon la pente.
Mais c’est l’idéal…

(…) Après le glacier, la montée au col est régulière et se poursuit sans incident notable. La fatigue et le séjour prolongé en altitude se font pourtant sentir chez nombre de membres du groupe. Plusieurs d’entre eux, tout en montant, ne cessent de tousser de cette toux d’altitude que les népalais connaissent bien et appellent toux du Khumbu. De ce fait, par moments, notre colonne fait plus penser à une cohorte de tuberculeux se rendant au sanatorium qu’à une équipe de marcheurs en altitude.

Nous arrivons au col et c’est à nouveau le même enchantement. Nous voyons nettement sur notre gauche la face sud du Lhotse et sa paroi verticale de 3000 mètres de haut, que seuls deux hommes au monde ont pu gravir en restant plusieurs jours (et nuits !) accrochés à la paroi. Plus bas, un grand lac vert nous indique sans discussion possible où aura lieu notre pique-nique. C’est notre dernier col, après nous le savons il n’y aura plus que de la redescente, nous prenons le temps de savourer. Entre neige, blocs et glaces nous restons assis sans presque parler de longues minutes qui nous paraissent bien trop courtes.

Par un chemin escarpé et rocailleux nous entamons à regret la descente, nous sommes maintenant à 5400 mètres d’altitude, assis au bord du lac vert dont les reflets chatoient au soleil éblouissant. Autour de nous, le blanc de la neige et le noir de pierres au milles éclats de diamants donnés par le quartz dont elles sont incrustées, étincellent. (…)Le silence est total, pas un souffle de vent. Dans cet écrin de haute montagne, me reviennent les vers de Baudelaire « là tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté. » Je ne peux fermer les yeux tant j’ai besoin d’emporter avec moi le maximum d’images de ce lieu. Tout ici porte à la contemplation.

Le retour

(…) Nous nous arrêtons à Pheriche où nous retrouvons le chemin fréquenté qui va de Namche au camp de base de Sagarmatha. A Pheriche, un hôpital, privé bien sûr, œuvre d’une fondation anglaise, accueille en particulier les accidentés de la montagne. Dans la cour, un monument sur lequel est gravée la liste de tous les himalayistes morts depuis 1922, en tentant de gravir le toit du monde, accueille les visiteurs. Très peu de français, beaucoup d’anglo-saxons, mais encore plus de népalais que j’imagine morts en étant au service de grimpeurs venus de pays lointains. Les sherpas ont payé le plus lourd tribut à la montagne. (…)

Le soir nous évoquons le nombre d’himalayistes morts avant 45 ans, emportés par leur passion, les conduisant à toujours plus d’exploits, plus de défis. Déjà, en Europe, les accidents sont nombreux, souvent dus à l’imprudence mais pas seulement. De brusques variations météorologiques, des éboulements de pierres, des chutes de séracs ou autres avalanches, de même que le glissement d’un pied mal assuré ou fatigué peuvent être la cause d’accidents mortels.

Mais ici, au-dessus de 6000 mètres, dans l’autre monde, d’autres risques et d’autres difficultés s’ajoutent. A ces altitudes tout le corps fonctionne au ralenti et plus on monte plus on perd de ses capacités physiques et mentales. On estime qu’à 5000 mètres on est à 50% de celles-ci et au-dessus de 7000 à seulement 30%. Il y a un exercice simple auquel se livrent ceux qui vont en altitude : faire avant le départ plusieurs opérations de calcul mental et les minuter, puis faire la même chose au sommet, la différence de rapidité est édifiante. Son cerveau étant en manque d’oxygène l’alpiniste perd de sa lucidité et de sa capacité d’analyse. C’est la confusion mentale qui explique par exemple, qu’à la redescente des ascensionnistes aient pris un mauvais chemin en faisant un choix tout à fait inexplicable si l’on oublie ce paramètre.

Il faut tenir compte aussi du froid, grand dévoreur d’énergie et qui rend tout plus difficile. Ainsi, l’eau indispensable à la vie, est introuvable sous forme liquide à ces altitudes. Pour en avoir il faut « la faire » en faisant fondre de la glace ou de la neige, l’obtention d’un litre d’eau demande plus d’une heure, temps qu’il faut intégrer dans le programme de montée. Il faut compter aussi avec les nuits sous la tente et des températures descendant 30 à 40 degrés au-dessous de zéro. Le monument avec sa longue liste est là pour nous rappeler que la montagne est dangereuse. Et encore, ne porte-il que les noms connus de celles et ceux morts dans la seule Sagarmatha…

L’hôpital tire son énergie, du moins partiellement, d’une éolienne et de panneaux solaires. Il est équipé d’oxygène et d’un service de radios. La salle d’attente est pleine, surtout d’occidentaux malades ou blessés. Ici tout se paie comptant, une consultation coûte 60 dollars (environ 12 €), 250 mg de Diamox coûtent 400 roupies (5 euros). Pas étonnant dans ces conditions que les népalais ne s’y rendent qu’en cas d’extrême urgence et s’ils en ont les moyens. Pour boucler son budget l’hôpital a même une boutique aux objets divers, tee-shirts…

(…) A Pangboche, nous trouvons un vrai village au cœur duquel se situe notre lodge. Celui-ci possède une caractéristique inconnue depuis Namche, soit 11 jours (si on excepte un dispositif improbable à Gokyo) : une douche… Une cabane en taule dans laquelle arrive une eau chaude dans un environnement bien moins froid que ces derniers jours. A elle seule, elle rend le gîte très accueillant…

Sur la colline qui domine le village, des enfants, comme dans tout le Népal, jouent au vent avec des cerfs-volants. Awa fait voler leurs carrés de lumière qui virevoltent au pied d’un géant de glace rosissant dans le soir népalais.
Depuis le muret de pierre d’où je les observe, j’entends leurs cris et leurs rires d’enfants pieds nus qui dansent sur les rochers en tenant en laisse leur immense papillon de papier.
Awa ! Awa ! Crient-ils dans le soir et leur papillon s’élève au-dessus du soleil qui bientôt disparaîtra derrière la montagne sacrée.
Awa me dis-je en rentrant me pelotonner autour du poêle de la salle commune qui n’attend plus que moi.

Messaoune

(…) Ce matin c’est la pause : messaoune. Je regarde le paysage et j’écris : un discours en népalais approximatif pour le dernier soir à Lukla afin de remercier l’équipe qui nous a accompagnés, une chanson sur notre groupe sur l’air de Gare au gorille, devenu ici gare au yéti… et la suite de mes notes de voyage. Je repense à notre descente d’hier et à ces moulins à eau rencontrés le long de la rivière et dont la partie supérieure de certains sert aussi de moulin à prière. Avec la force du courant nul doute que, comme en haut du Kala Patthar, les prières s’envoleront vite et loin.

Ce n’est pas encore la fin de notre périple mais celle-ci se rapproche. Dans l’étroite ruelle que domine le lodge, des tintements de cloches incessants marquent le passage de yacks dociles et lourdement chargés.
Juste en face, comme chaque matin tôt, notre voisine a tendu sur le petit mur qui clôture la cour de sa maison et fait la frontière avec la rue, un grand tissu rouge sur lequel elle expose colliers aux pierre oranges, pendants d’oreilles sur lesquels sont dessinés les yeux de bouddha, petits moulins à prières que l’on fait tourner en secouant le manche en bois au bout duquel ils sont accrochés, bols métalliques que l’on fait sonner en les caressant doucement avec un petit pilon de bois, bonnets, gants, écharpes, enfin tout ce qu’il faut pour arrêter l’œil et le pas des randonneurs qui ne cessent de traverser le village. (…)
Dans le lodge les effets de la baisse d’altitude, se font sentir. Les toux se font moins rebelles et moins fréquentes. Le soir, autour d’un apéritif prolongé nous savourerons ce retour à des conditions plus clémentes. Les rires autour du feu laisseront peu à peu la place à des conversations paisibles qui, à leur tour, se laisseront gagner par les murmures de la nuit népalaise.
Dans nos chambres cette nuit, l’eau ne gèlera plus dans nos gourdes, le retour à la civilisation approche.

Népali doko

(…) Il m’était passé par la tête l’idée saugrenue de faire tout ou une partie d’étape avec les porteurs, en échangeant mon sac à dos léger et bien rembourré, avec le lourd panier en osier qu’ils portent accroché à leur tête et appelé Doko. J’avais choisi la dernière étape pour plusieurs raisons. C’était une façon de finir en beauté le séjour, il me fallait bien plusieurs jours de proximité pour que les porteurs et le sirdar acceptent une telle proposition complètement incongrue à leurs yeux et enfin cette étape, bien que longue et particulièrement accidentée se situait à une altitude raisonnable entre 3500 et 2800 mètres. La veille, il m’avait fallu l’aide d’Olivier pour convaincre Hang Helu, qui auparavant n’avait pas osé me dire non en pensant sans doute que cette idée déraisonnable me passerait…

Hang Helu accepta donc, non sans me faire de multiples recommandations. « bistari, bistari » (doucement, doucement) me répéta-t-il. A plusieurs reprises, il me mit en garde sur le fait de ne pas glisser… Mais bon finalement me voilà le lendemain à 7h 30 après un ersatz de petit déjeuner avalé à la hâte, en train de charger le doko de Pavru, le porteur le plus jeune du groupe.

Se lever en même temps que les porteurs me permet d’assister de près et en direct aux multiples raclements de gorge matinaux et sonores que ceux-ci ponctuent régulièrement de crachats ajustés. A les entendre, je me dis qu’en matière de ramonage des conduits intérieurs, ils sont d’une efficacité redoutable.

Si je me disais qu’il était loin d’être sûr que je puisse parvenir à tenir plusieurs heures avec le doko et que dans cette éventualité, nous avions convenu que Pavru m’accompagne pour qu’à tout moment nous puissions échanger nos sacs, il y avait quelque chose que je n’avais pas du tout imaginé, c’était la réaction des népalais.

En partant à 7h 30, pendant que mes compagnons déjeunaient tranquilles, je pensais ne pas rencontrer beaucoup de monde. J’avais simplement oublié qu’à Namche, comme dans tout le Népal, dès 6h 30 les rues s’animent, les boutiques ouvrent une à une et que 7h 30, pour ces gens qui vivent avec le soleil, était déjà une heure de forte activité. De plus pour rejoindre le chemin de Lukla, nous devons traverser Namche et emprunter sa rue centrale.

Alors là on peut dire que l’on fait sensation. A ma vue les népalais éclatent de rire, applaudissent, miment de me prendre en photo, s’interpellent de l’un à l’autre de sonores "Népali doko" si bien que plus on descend, plus le nombre de spectateurs grandit et qu’au bout d’un moment j’ai l’impression de traverser une haie d’honneur composée de gens éberlués et ravis. Une jeune vendeuse en me voyant renverse sa tasse de thé et Pavru, qui me suit comme mon ombre, n’en finit pas de rire et de répondre aux commentaires amusés de celles et ceux que nous rencontrons. J’ai hâte de sortir de Namche où j’ai l’impression d’être une bête de foire.

A la sortie du village nous ajustons le doko, qui bien sûr, comme tous les dokos est adapté à la taille de son propriétaire… qui mesure bien 20 à 30 cm de moins que moi !. Nous peaufinons encore une ou deux fois, les réglages en route et finalement me voilà bien parti avec mon panier sur le dos retenu par ses sangles de tête et d’épaules. Je maintiens l’équilibre de ma charge en agrippant à pleines mains deux longues baguettes à peine plus épaisses qu’un couvre joint qui, venant du fond du doko, montent jusqu’au-dessus de ma tête.

Le long des chemins empierrés, à intervalles réguliers, les sherpas ont érigé des murets pour permettre aux porteurs de se reposer et reprendre leur charge à hauteur d’homme sans se fatiguer à les soulever de terre. Je ne peux m’empêcher de saluer cette sagesse qui transforme ces murets en lieux de causerie où des porteurs amis se croisent, conversent un moment et font leur messaoune avant de reprendre leur route.

En chemin, si les occidentaux que je croise ne marquent guère de surprise, voire ne me voient même pas - mais ceux-là que voient-ils de la vie des hommes du Népal ? - la réaction des népalais elle est unanime : joie et félicitations. Quand j’y repense je ne crois pas que ce soit la lourdeur du sac et l’effort physique du portage qui soit la cause de cet engouement et j’en aurai d’ailleurs la confirmation les jours suivants [2]. Un sac à dos lourdement chargé pour une expédition en autonomie aurait pu avoisiner lui aussi les 30 Kg. Non ce qui provoque les réactions enthousiastes c’est que cette charge soit dans un doko.

Dans ce pays de castes, les porteurs sont en bas de la hiérarchie sherpa. Qu’un occidental – donc forcément quelqu’un de bien plus riche qu’eux - adopte pour lui-même ce symbole marque une volonté de partager la vie et les coutumes du pays. De temps en temps, certains m’interrogent sur le pourquoi de mon initiative, enfin du moins c’est ce que je comprends dans leurs questions népalaises. Je réponds alors « mo badje boola » signifiant « je suis un vieux fou ». Les rires redoublent, Pavru complète et nous continuons la route. Sur les hautes pierres glissantes de la montée ou de la descente, je fais attention et je dois sans doute un peu retarder ma nouvelle équipe.

Je redoutais un peu les passerelles. A la première, je choisis de compter mes pas et de bien tenir la médiane de cet étroit support tremblant que le vent fait osciller…Manque de chance, au milieu de ma traversée, là où le pont balance le plus, tant en hauteur sous les pas des marcheurs, qu’en largeur sous le souffle d’awa, à l’endroit même où nous avons la meilleure vue sur le torrent qui rugit des dizaines de mètres plus bas, des touristes se sont arrêtés pour admirer le paysage et prendre des photos. Du moment que j’ai un doko, ils font à peine attention à moi. Pour eux je fais partie du paysage et je dois alors comme un de ces nombreux porteurs négligeables qu’ils croisent sans les voir, me faufiler sur la passerelle en avançant, rentrant dérisoirement le ventre, par des pas de côté précautionneux pendant que mon doko se retrouve… exactement au-dessus du vide en arrière du garde-fou ! Mon comptage en est arrêté mais bon, une fois l’obstacle contourné, j’arrive tranquillement sur l’autre rive. Du coup mon passage des futures passerelles me paraît ensuite presque une formalité.

Vers 10h 30, les porteurs s’arrêtent, c’est l’heure du dal bat. Le dal bat, plat national est avec la tsampa [3] une véritable institution. C’est un plat que les sherpas mangent tous les jours et à toute heure, plat jugé trop modeste pour être servi dans les restaurants où viennent les occidentaux. Il est composé de deux parties : le dal, sorte de soupe de lentilles liquide à l’apparence d’un velouté vert avec lequel on arrose le bat, le riz blanc. Dans une gargote très sombre, pièce unique en terre battue, servant à la famille propriétaire du lieu, à la fois de salle à manger et de chambre, on nous propose à volonté, pour 75 roupies (0.90 €) un dal bat cuit au feu de bois que l’on mange avec les mains. A voir la réaction de la cuisinière, j’ai le sentiment qu’elle considère comme un honneur qu’un occidental vienne manger dans sa pauvre masure. Après une volumineuse assiette de dal bat bien relevé, nous reprenons la route. Nous arrivons vers 12 h 30 à Phakding où mes compagnons randonneurs s’apprêtent à déjeuner. Je laisse alors mon doko et réintègre mon équipe « naturelle » pour la paire d’heures qui me sépare de Lukla.

En 5 heures qui s’ajoutent aux liens tissés ou du moins tentés depuis 18 jours, j’ai l’impression d’avoir beaucoup appris.

Les pas rapides sur les pierres pour ne pas glisser, rapidité que je ne peux imiter sous peine d’être déséquilibré, les pauses fréquentes pour compenser la marche rapide alors que nous sommes habitués à marcher lentement mais longtemps, l’expérience des népalais qui leur fait protéger leur dos alors qu’en ce qui me concerne le bambou a tôt fait de me meurtrir à travers mon trop fin tee-shirt, leur manière d’équilibrer et de sangler le doko qui, curieusement me rappelle la façon dont les touaregs sanglent le bat de leurs chameaux avec les mêmes ficelles et la même science ancestrale de la technique des nœuds solides et réglables.

Mais ce sont aussi quelques heures pour sentir à travers des gestes, des bribes, des attitudes, beaucoup plus que par des mots tant toute conversation demeure impossible. Sentir le rythme de ces hommes, ce qui fait leur vie, ce qui les fait rire ou les touche, la dureté de la vie qu’ils mènent, non pas pour échapper à la pauvreté, mais pour vivre malgré elle. Parce que mon doko faisait environ 30kg, parce ce que je l’ai porté 5h durant sur les chemins en dents de scie, mon acte parait une performance à mes compagnons de randonnée, mais la performance des népalais, qui souvent pèsent moins que la charge qu’ils portent, elle, est quotidienne.

Je ne connais pas de mots pour décrire ce que j’ai ressenti en marchant à leur coté et à leur rythme. Et eux ? M’ont-ils perçu comme un « badje boola » ou ont-ils senti autre chose, de l’ordre de la communion de pensée et d’émotion malgré les barrières de la langue et de la culture ? Nul ne sait et je ne peux extrapoler à partir d’un temps si court. Mais cela m’a laissé encore mieux entrevoir la richesse d’une relation qui serait basée sur un désir réciproque de connaître et comprendre l’autre. Comme à chaque fois où il m’a été donné de rencontrer des personnes différentes, riches d’une culture et d’une histoire qu’ils m’apportaient en cadeau, en étant ce qu’ils sont.

Je crois que l’on ne visite bien un pays qu’en le visitant à pied, en partageant le gîte, le couvert et le travail des gens. Sans les relations humaines les paysages ne sont que des cartes postales désincarnées… L’Himalaya serait-il aussi beau sans les peuples qui y vivent ? Les drapeaux de prières en haut des cols et des sommets, les nomades tibétains et leurs longues caravanes, les éleveurs de yacks, les bonzes ermites, les porteurs au doko, tous témoignent de cette harmonie avec la nature, de l’âme qu’ils donnent à des paysages splendides.

(...)Le soir, pour notre dernier repas tous ensemble, il nous faut mener deux longues et ardues négociations auprès du gérant du lodge. La première parce que nous nous étions mis en tête de faire goûter l’aïoli à nos compagnons d’équipée.
Que n’avions-nous pas eu comme idée !!
De la dimension du bol jusqu’au nombre de gousses d’ail, en passant par le lieu où nous le monterions, tout est discuté et… rediscuté… Après une heure et demie de ce « Grenelle de l’aïoli », on réussit à monter notre sauce dans une vielle casserole inox et avec un pilon en pierre dont les népalais se servent d’ordinaire pour piler différents condiments. Cet ensemble a au moins le mérite de faire travailler les muscles de nos bras qui se sentaient un peu délaissés par rapport à leurs confrères des jambes.

La deuxième négociation encore plus ardue, bien que moins directe, concerne le repas des porteurs. Depuis le début les porteurs mangent entre eux leur dal bat. Nous les voyons un court instant le matin, au moment de charger leur doko et le soir quand ils viennent se chauffer contre le poêle. Là, nous souhaitions qu’ils mangent avec nous leur dal bat ou pourquoi pas, la même chose que nous ? Des porteurs avec des touristes ? Alors là ça ce n’est pas possible ! Bien sûr cela ne nous est pas dit de la sorte, mais nous savons bien que c’est cela qui heurte. Quand le gérant est mis devant cette demande inhabituelle s’engage une conversation posée mais acharnée où les phrases et développements tiennent la place des coups d’une partie d’échec.
_ « Les porteurs ne peuvent pas manger avec vous car leur repas n’a pas été prévu.
- Mais le lodge d’ordinaire peut recevoir à l’improviste bien plus de voyageurs !
- Il faudrait payer en plus.
- Pas de problème on paie ce qu’il faut.
- Il aurait fallu commander à l’avance, il n’y a pas les quantités nécessaires… »

Enfin quand nôtre hôte, qui nous paraît de moins en moins charmant, est à bout d’arguments il nous assène un irréversible et imparable dernier coup : « De toute façon ils préfèrent manger entre eux… » Tout cela avec le sourire, sans élever la voix, sans se départir de son calme et de sa politesse…

Finalement, notre insistance aura raison de son obstination, le tabou sera levé et les porteurs mangeront un dal bat... à l’aïoli…

Et, après mon discours de remerciement en népalais (très) approximatif, comme il fallait s’y attendre, la soirée se termine en chansons et en danses népalaise toutes en ondulations…

Lukla octobre 2007

L’été prochain, si tout va bien, nous vous emmènerons en Patagonie

Pour les photos : cliquer ici


N’ayant pu demander à mes compagnons de voyage l’autorisation de publier leurs photos, les prénoms ont été changés et les visages rendus anonymes


[1Un glacier noir est un glacier qui au cours du temps a été recouvert de terre et de pierres, sous lesquels la glace continue à avancer

[2En portant à la main dans les rues de Katmandou un doko vide acheté dans une échoppe de la ville et qui provoquera les mêmes réactions

[3La tsampa est un plat constitué de farine d’orge grillée que les népalais mangent le matin, mouillée dans de l’eau ou du thé



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