Les mots de la crise

dimanche 5 décembre 2010
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Le progrès et la crise [1]

Cela faisait bien longtemps que je n’avais pas remis les pieds sur cette planète et j’en étais restée à des expressions familières comme : crise de foie, crise de goutte, crise d’appendicite (aiguë pour les cas graves), crise de sciatique, crise de nerfs, et là, je débarque et c’est "la crise". Ceci ne va pas : c’est la crise ; ça ne marche pas : c’est la crise ; la mobylette est en panne : toujours la crise.

Et ça dure, et même on s’enfonce dans la crise. Normal, ceux qui sont à son chevet n’ont pas fait médecine mais politique. Alors, pour administrer les bons médicaments (ou le bon médoc - en Aquitaine seulement) et oser la bonne intervention, c’est pas gagné, ça tâtonne.

En fait, ce mot terrible, désespérant et "fatal" - la crise - traduit quelque chose d’encore plus terrible et désespérant (mais peut-être pas fatal), notre incapacité à décider d’une solution.

Comme un troupeau au bord d’un précipice, nous voyons bien qu’il faut sauter. Alors, chacun y va de son moindre mal et tant qu’il est possible de formuler encore le mot, il est encore possible à quelques petits malins de se cacher parfois derrière lui pour avoir encore l’opportunité de s’engraisser sur les dépouilles des autres moins bien armés.

J’entends bien mes camarades faire preuve d’une audace progressiste mais quelquefois je me dis que pour bien comprendre ce qu’ils disent, il ne faut vraiment pas avoir lambiné, avec une araignée unijambiste suspendue au plafond, dans les écoles de la république ou d’ailleurs. Il y a des discours plus propices aux bâillements qu’au sursaut salutaire. Pour franchir ce précipice, et ensemble si possible, il va falloir dépoussiérer les mots, appeler un chat un chat.

Sans creuser dans le passé plus ou moins lointain, pourtant si utile pour nous resituer, et parce que la problématique est posée depuis la nuit des temps, je soulignerai que nous avons subi quelques décennies où les mots ont travesti les idées, où une surenchère s’est installée pour justifier les résistances au progrès. Pas à n’importe quel progrès, car le progrès matériel n’a pas posé (et ne pose toujours pas) d’inquiétude majeure. Il fait débat, c’est sûr et c’est heureux, mais il finit par faire partie de notre quotidien (je pense au nucléaire, aux OGM dans nos assiettes et à la LGV sud-ouest !). Mais un progrès suscite toujours d’infinies résistances : le progrès social.

Et là, on touche à l’humain en profondeur, un peu à l’ego aussi. On a eu beau graver une belle devise républicaine bien en vue du regard des citoyens, on n’a pas éradiqué la tentation perverse d’être "plus que …", une équation mathématique improbable et incompatible avec la belle devise.

Et sans vouloir être "rabat-joie", c’est peut-être ce qu’il faut considérer en premier : la difficulté à faire progresser les consciences dans le plus grand nombre.

Pour tout dire, le premier progressiste social dont la mémoire nous est parvenue - Moïse - n’avait pas fait de discours fleuve ni édité des propositions par centaine à visée électorale, il avait simplement gravé sur ses belles tablettes (de style roman, selon les images naïves de mon enfance) ses dix commandements d’une avancée sociale indiscutable. Son premier commandement était "tu ne tueras point". C’était d’une limpidité exemplaire pourtant. Mais, même ça, tout le monde ne l’a pas compris ! Ou a trouvé des excuses pour passer outre.
D’autres sont venus par la suite. D’autres poursuivent la même quête de justice sociale car ce progrès porte en lui une indiscutable aspiration de justice. Oui, mais. Mais il faut que l’ensemble du troupeau prenne la bonne direction. Oui, mais. Mais comment ?

Un vieux camarade disait il y a peu dans une réunion : "il y en a un, un philosophe, c’est comme ça que vous dites ? qui est venu à Tarnos. Il a dit des choses, il est là dans le journal (et il agitait son hebdomadaire précieux comme les tablettes de Moïse), ah, si on pouvait parler comme lui…". Son découragement disait bien la difficulté à parler vrai, la peur de se tromper dans les mots. Un peu comme nous tous qui trimballons des peurs ancestrales, celle du grand sorcier et de la chamane (pour faire bonne mesure), celle du sergent recruteur et du grand inquisiteur, ah ! "se lancer à l’eau" de la réflexion ! "dans le vide" de la parole !.

Si dans ma planète des bisounours peuplée de beaux récits pour changer la face des choses, je tente de construire un monde à cette image, chaque fois que je prends des nouvelles du monde, c’est hélas un peu "la crise".

La question qui devrait se poser à l’échelle universelle (et il n’y en a qu’une) c’est de savoir si nous avons vraiment envie de gérer ensemble une richesse commune (la terre, ses êtres vivants et toutes leurs différences) ou si les "prés carrés" et "fonds de commerce idéologiques" vont encore prévaloir dans le futur. Je crois que nous sommes partis pour longtemps à se contenter de mots, tant "prés carrés" et "fonds de commerce" ont pignon sur rue, fabriquent des notables au profil unique et imperturbable, au discours péremptoire et plein de certitudes qui ne présuppose qu’une voie possible, clanique, hégémonique jusqu’à finir totalitaire : l’anti-progrès social, la négation du pouvoir de l’intelligence sociale.

Une crise de civilisation

La crise que nous vivons est donc, définitivement, une crise de civilisation. Le phénomène est récurrent. Les progrès matériels vont de pair avec des aspirations humaines. Le pouvoir (d’un point de vue universel) résiste longtemps, parfois durement, à la satisfaction de ces aspirations.

Aujourd’hui, les techniques de communication font que la question se pose à l’échelle planétaire car tout le monde a compris les interactions entre les causes et les conséquences (guerres économiques alliées aux guerres idéologiques). Nous nous réfugions derrière des revendications dites "sociales" mais qui ont à voir avec "le pain quotidien". Or, la civilisation, ce n’est pas seulement du pain quotidien, c’est aussi des rapports sociaux et les rapports actuels sont des rapports de violence à tous les niveaux car un vieux monde va mourir, un autre doit naître. Chaque jour, une nouvelle violence répond à la précédente. Les crises les plus récentes avant celle-ci furent chez nous la Libération qui mettait fin à cinq années d’occupation et la décolonisation arrachée par des peuples souverains, mais ces crises n’étaient que les prémices du changement. Ce que nous vivons aujourd’hui est le passage d’un état de civilisation à un autre état avec des aspirations fortes pour un fonctionnement différent dans les rapports sociaux : révolutionnaire. Pour que ce soit un progrès, il faudra construire avec d’autres outils que ceux qui mènent à la confiscation du pouvoir par ceux qui s’autoproclament "l’élite".

L’outil privilégié de ce progrès est bien la philosophie. Pas la politique qui n’est qu’un produit, quelquefois une mauvaise contrefaçon de la pensée originale. Il a fallu des philosophes antiques pour faire émerger la réflexion, il nous a fallu le "siècle des Lumières" pour amener ce vaste mouvement émancipateur qui secoue encore aujourd’hui la planète. Les philosophes d’aujourd’hui nous aident à franchir ce nouveau cap en nous ouvrant les pistes de réflexion. C’est sans complexe que nous devons nous en saisir, avec les mots qui traduisent le mieux notre propre effort intellectuel.

C’est ainsi que l’on redonne du sens à ce qui est, au fond, notre quête du bonheur simple. Une utopie certainement si l’on partage le sentiment du poète :

Rien n’est jamais acquis à l’homme Ni sa force
Ni sa faiblesse ni son cœur Et quand il croit
Ouvrir ses bras son ombre est celle d’une croix
Et quand il croit serrer son bonheur il le broie
Sa vie est un étrange et douloureux divorce [2]

Mais le poète aussi - autant que le philosophe - donne du sens à la réflexion de chacun car il touche en nous cette sensibilité qui n’a pas l’habitude de s’exprimer au quotidien. Le poète entre dans cette part d’intime qui est notre part de vérité, notre miroir.

Ces vers me reviennent chaque fois que j’entends le mot "acquis". Ils viennent en même temps que "Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage !” qui ne s’adresse pas uniquement à un tisserand besogneux mais à chacun de nous qui cherche à franchir le cap de ce changement inéluctable.

J’entends les hurlements : "Ne touchez pas aux acquis !". Mais lesquels ? ceux qu’on a déjà vidé de leur sens depuis belle lurette pour en faire l’apanage de quelques uns quand le plus grand nombre sombre dans la misère noire ? La liste est longue du travail de sape opéré depuis la concession de ces acquis pendant que l’on installait un système politico-économique annihilant les effets populaires de ces mesures qui avaient été de véritables avancées sociales.

Et puisque j’ai affirmé plus haut que j’appellerai un chat un chat, le changement de civilisation ne sera donc pas une redite de mesures électoralistes destinées à faire un "pape à vie" de chaque petit potentat à n’importe quelle échelle de la vie politique : "veni, vidi, vici" !

Alors, si je devais décider l’orientation de cette nouvelle civilisation sur cette planète, je voudrais que ce soit la même que sur ma planète. Les politiques et les banquiers feraient le ménage et le jardinage (à tour de rôle pour qu’ils ne s’y fassent pas des rentes de situation), la police garderait les moutons dans les alpages - pas pyrénéens, c’est trop près - et j’en garde quelques uns pour moi, toujours pour ne pas faire de peine à d’autres. Mais le plus grand nombre pourrait enfin vivre, s’exprimer sans craindre l’opprobre ou la chape de plomb. Les sorciers et autres inquisiteurs n’ayant plus lieu d’être, enfin l’expression libre serait capable de mener à une réflexion perpétuelle qui permettrait de ne plus laisser s’encroûter cette civilisation définitivement jeune.

Peut-on imaginer une vie de recherche, de création, de découvertes qui ne serviraient qu’à améliorer la situation sur terre ? Décidément, quel bonheur cette prochaine civilisation ! Mais en attendant, je reprends mon pédalo pour rejoindre ma planète qui va cahin-caha dans l’univers, pas en phase avec l’air du temps dominant, et beaucoup de friture dans la communication avec les autres planètes avec qui il serait possible de s’associer. Par ce beau temps, un petit tour dans l’espace pour s’aérer, rien de tel pour s’éclaircir les idées noires !


[1J’en profite pour remettre la bonne photo, celle d’Orthensia, fil conducteur de ma quête du progrès

[2Louis Aragon, Il n’y a pas d’amour heureux (1946)



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lundi 13 décembre 2010 à 09h40 - par  Jean Jacques Lagarde

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