BHL, ou Tintin chez les diplomates

samedi 6 août 2011
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Si même les conservateurs britanniques le disent...

En 2010, Karl Zéro avait demandé au célèbre philosophe Bernard-Henri Lévy [membre du conseil de surveillance du groupe Le Monde] pourquoi il suscitait autant de haine [1]. Peut-être cela était-il dû, imaginait l’animateur télé, à la dualité du personnage. Il y avait d’un côté le Bernard-Henri Lévy qui s’était fait connaître en 1977 avec La Barbarie à visage humain [éd. Grasset], un pamphlet contre le communisme, et avait poursuivi depuis avec une trentaine d’ouvrages, souvent en lien avec l’actualité et bien souvent en tête des ventes. De l’autre côté, il y avait BHL, le très riche héritier d’un domaine forestier, propriétaire de l’ancienne villa du milliardaire John Paul Getty à Marrakech, marié autrefois à un mannequin et proche des trois derniers présidents français. Karl Zéro sous-entendait que le glamour et le statut de privilégié de BHL s’accordaient mal avec les rôles que Bernard-Henri Lévy s’attribuait dans ses écrits. Bernard-Henri Lévy, lui, avait une autre théorie. Il pensait ne pas laisser les Français indifférents en ayant trop souvent raison.

Un moraliste aventurier

L’Occident espère désormais que Lévy ne s’est pas trompé sur la Libye. C’est en effet grâce à lui – ou à cause de lui – que l’Otan est intervenue. Fin février, Lévy a pris un avion pour se rendre à la frontière entre l’Egypte et la Libye, où il est entré en contact avec le Conseil national de transition (CNT), un groupe d’insurgés de Benghazi. Et il a été conquis. Il a alors téléphoné à Nicolas Sarkozy (son ami depuis trente ans) pour l’engager à soutenir les rebelles par des frappes aériennes. Le philosophe a ensuite organisé à Paris une rencontre entre les rebelles et Nicolas Sarkozy, le 10 mars, et Hillary Clinton a rencontré leur dirigeant officiel, Mahmoud Jibril, quelques jours plus tard dans la capitale française. Le 17 mars, dix membres du Conseil de sécurité de l’ONU ont voté la résolution 1973, et l’aviation française est entrée en action pour empêcher les chars de Kadhafi d’entrer dans Benghazi.

Plus le temps passe, moins ces initiatives semblent judicieuses. Et, alors que la situation sur le terrain devient de plus en plus difficile, la question de Karl Zéro sur la dualité prend une tout autre importance. L’avenir de Sarkozy dépend désormais de cette question : est-ce Bernard-Henri Lévy ou bien BHL qui l’a poussé à agir ? Lancer un pays dans la guerre après avoir consulté un philosophe d’une haute autorité morale est une chose ; mais le faire sous la pression d’un ami très riche et très influent en est une autre.

Lévy a récemment rappelé [2] que son mentor à l’Ecole normale supérieure, le marxiste Louis Althusser, avait coutume de dire : “Dans ‘faire de la philosophie’, le mot important n’est pas ‘philosophie’, mais ‘faire’.” Lévy ne veut pas interpréter le monde, mais le changer. On dit souvent que seule la France pouvait accoucher d’une personnalité comme lui. Or c’est faux. Il est l’archétype du journaliste aventurier que l’on retrouve dans le monde entier : un moraliste épris d’aventure, pour qui les voyages à l’étranger sont le meilleur remède pour un Occident faiblissant. Le chroniqueur du New York Times Nicholas Kristof, qui sillonne le monde pour recueillir les doléances d’une humanité souffrante et les resservir à ses lecteurs en mal de sensations fortes, s’inscrit dans cette même veine. Le journalisme militant de Lévy est parfois divertissant et parfois même intéressant. Mais il n’a rien de philosophique.

Certes, il défend bien des thèmes dans ses écrits. La démocratie, par exemple. D’après Lévy, le printemps arabe réfute “un certain nombre d’idées reçues que je combats depuis vingt ans – à commencer par celle, raciste, d’une ‘exception arabe’ rendant cette partie du monde rétive, par essence, à l’idée de démocratie” [3]. Les idées de Lévy sur l’aptitude du monde arabe à la démocratie ne diffèrent guère de celles défendues par George W. Bush lors de la guerre en Irak. Lévy a beau se présenter comme un farouche adversaire de cette guerre, les distinctions philosophiques entre les opinions des deux hommes sont infimes.

La guerre selon Bush

Il est vrai que l’humanitarisme militarisé de Lévy, contrairement à celui de Bush, suppose l’obsolescence de l’Etat-nation. D’après Lévy, que la Ligue arabe de­mande de l’aide à l’ONU pour renverser Kadhafi est un fait historique d’une importance capitale. Le monde musulman, argumente-t-il, ne rejette plus le principe selon lequel la “communauté internationale” aurait un “droit d’ingérence”. Pourtant, son engagement au nom de la communauté internationale reste flou. Son approche multilatérale est en contradiction avec le nationalisme français qu’il prône parfois. Lévy avait exhorté Sarkozy à intervenir en Libye pour que le drapeau français ne soit pas éclaboussé du sang des Libyens. Or c’est absurde. Comment le drapeau français pourrait-il être éclaboussé si la France intervient sous l’égide de l’ONU ?

Cela étant, qualifier la guerre en Libye de “guerre de BHL” a quelque chose d’excessif. Nicolas Sarkozy avait toutes les raisons de s’engager. La France a beau dire qu’elle occupe une place privilégiée en Afrique du Nord, les soulèvements démocratiques dans la région ont été autant d’humiliations pour elle. Au moment du soulèvement tunisien, la ministre des Affaires étrangères de l’époque, Michèle Alliot-Marie, trop proche du régime corrompu tunisien, a dû démissionner. Une semaine plus tard, des révélations épinglaient le Premier ministre François Fillon pour sa proximité avec le régime égyptien. Sarkozy n’avait pas besoin d’attendre Bernard-Henri Lévy pour vouloir redorer son blason dans la région.

Pas désintéressé

Lévy a surtout joué un grand rôle dans la manière dont la France s’est engagée dans la guerre. C’est apparemment lui qui a persuadé le gouvernement français que le CNT était représentatif de l’ensemble des rebelles libyens. La France a ensuite rapidement reconnu le CNT comme seul gouvernement légitime de la Libye, suivie par l’Italie et le Qatar. Ce n’était apparemment pas une sage décision. Un article de Natalie Nougayrède, dans Le Monde du 19 avril, montrait que les chefs de tribu en Libye ne reconnaissaient pas l’autorité du CNT et qu’ils ne voulaient pas que l’argent des avoirs libyens, gelés depuis mars, soit pour partie transféré à ces insurgés. Ces avoirs représentent des dizaines de milliards de dollars. Et ils reviendront à tout groupe qui sera déclaré gouvernement légitime en Libye. S’il n’y a aucune raison de croire que le CNT soit moins digne de confiance qu’un autre groupe d’insurgés, il faut tout de même reconnaître que, dans de telles circonstances, il a toutes les raisons de dissimuler son idéologie et ses véritables objectifs aux Occidentaux.

C’est pourquoi l’insistance avec la­quelle Bernard-Henri Lévy aurait réclamé à Sarkozy que certaines rencontres avec le CNT soient tenues secrètes, et qu’une partie du cabinet de Sarkozy (et notamment Juppé) et les alliés de la France (l’Allemagne, entre autres) ne soient pas informés de certaines modalités est des plus suspectes. Voilà un homme riche qui assure au reste du monde que la Libye compte d’innombrables démocrates, mais qui agit ensuite en secret pour s’assurer que le contrôle des milliards du pétrole libyen revienne bien à la poignée de démocrates qu’il connaît personnellement. C’est hélas le genre de démocratie qui fait le lit des dictateurs. Un héritage qui sied mieux à la célébrité tapageuse de BHL qu’au philosophe de combat Bernard-Henri Lévy.

Par Christopher Caldwell source Bookforum le 30/06/2011

Transmis par Linsay


L’auteur

Christopher Caldwell, 49 ans, est le rédacteur en chef du Weekly Standard, un hebdomadaire très prisé des milieux conservateurs à Washington. Il suit de près la vie politique française et collabore régulièrement au quotidien britannique Financial Times, ainsi qu’au New York Times Magazine.


[1lors d’une interview sur BFM TV, le 3 mars 2010

[2dans De la guerre en philosophie, éd. Grasset, 2010

[3Le Point du 10 février



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