Que cache l’engouement pour les relocalisations ?

mardi 24 avril 2012
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L’automobile américaine qui se redresse ; l’industrie allemande qui s’exporte ; la relocalisation d’unités de production qui pointe... Mais derrière les déclarations se cachent des réalités moins reluisantes.

La prolongation de la crise ouverte en 2008 a hissé une thématique au premier plan des débats : la désindustrialisation des pays du « centre » du système-monde (Etats-Unis et Europe). Le président américain Barack Obama, qui entame une année électorale, a choisi cette question comme l’une des lignes directrices de sa campagne (avec la lutte contre l’industrie financière, responsable du premier épisode de la crise, et la question des inégalités (1)). Un mot a fait son apparition : l’insourcing (2), symétrique de l’outsourcing, c’est-à-dire la sous-traitance. L’idée générale est de ramener la production industrielle sur le territoire national ; ce qu’on appelle en France la « relocalisation ».

Difficile de mettre en doute l’urgente nécessité d’un retour de l’industrie, après un mouvement massif de la production vers les périphéries. On peut y voir un moyen de faire baisser le chômage et de ralentir le déclin — relatif — des économies du centre, mais aussi d’éviter les déséquilibres du commerce extérieur. Et ceux-ci revêtent une importance particulière dans le contexte actuel de la crise des dettes souveraines, car les institutions financières internationales (lesdits « marchés ») sanctionnent avant tout le cumul des deux déficits : celui du budget et celui du commerce extérieur.

On rappellera d’abord que la désindustrialisation est un processus plus général et ancien que la délocalisation. Pour les économies du centre, l’entrée dans le néolibéralisme, au cours des années 1980, n’a pas signifié une rupture radicale. Aux Etats-Unis, l’industrie manufacturière, qui représentait 26 % du produit intérieur brut (PIB) dans les années 1960, est tombée à 19 % dans les années 1980 et à 11 % en 2007, à la veille de la crise. La France affiche des chiffres très voisins, l’ Allemagne plus élevés, mais la baisse fut de même ampleur (3). On sait que de telles tendances reflètent une modification à long terme de la structure de la consommation au profit des services (lire « Industrie, socle de la puissance »). Il n’en reste pas moins que la délocalisation de la production vers d’autres régions du monde caractérise la mondialisation néolibérale.

Un fait décisif, au cours de ces décennies, fut la stratégie industrielle choisie par les grandes sociétés, devenues transnationales. La situation américaine en éclaire une première modalité, la plus évidente : l’investissement direct à l’étranger, c’est-à-dire l’achat ou la création de filiales dans d’autres pays. Au cours des années 1970, à la veille de l’entrée dans le néolibéralisme, les investissements directs dans le reste du monde des sociétés non financières américaines représentaient 23 % de leurs investissements physiques nets, en constructions et matériels, aux Etats-Unis. Pendant la décennie qui précéda la crise (1998-2007), ce pourcentage est monté à 81 %, dénotant une volonté délibérée de produire ailleurs que sur le territoire national. M. Obama s’en prendrait-il de front aux sociétés transnationales en les sommant de mettre fin à cette stratégie ?

Il est vrai qu’actuellement, dans les périphéries, les coûts salariaux par unité produite augmentent rapidement et tendent à rejoindre ceux des Etats-Unis. Cette convergence est reconnue par le président américain, qui l’impute à la hausse des coûts salariaux horaires en Chine. C’est un fait. Ces derniers augmentent au rythme étourdissant de 13 % par an (en prix constants, selon les données officielles pour les villes). La revalorisation de la monnaie chinoise est également en cause. Entre 2005 et 2012, le taux de change entre le dollar et le yuan a crû de plus de 30 %. Si l’on tient compte de la hausse des prix en Chine, plus rapide qu’aux Etats-Unis, la revalorisation est proche de 40 %. Ce mouvement se conjugue à la baisse des coûts salariaux aux Etats-Unis. Ce qui a déjà conduit des entreprises à rapatrier leur activité dans certains Etats américains (en Caroline du Sud, en Alabama ou encore dans le Tennessee (4)). La crise n’a fait qu’accélérer cette tendance, qui souligne le succès de la stratégie néolibérale de mise en concurrence des travailleurs des pays du centre avec ceux des périphéries.

La production automobile américaine ?
Une amélioration, mais pas de miracle

La relocalisation, à laquelle le président prétend contribuer, serait d’ores et déjà justifiée en termes de rentabilité. Les entreprises transnationales n’auraient donc aucun effort à fournir (excepté celui de prendre conscience de cette réalité !). D’autant plus que le gouvernement fera son devoir pour accompagner le mouvement, notamment par des baisses d’impôts en faveur des sociétés investissant sur le territoire national...

Dans son discours sur l’état de l’Union, en janvier dernier, M. Obama présentait son plan pour une « Amérique construite pour durer », affirmant que « l’industrie automobile américaine est de retour ». En effet, si l’on chiffre à 100 la production d’automobiles dans le pays en 2007, à la veille de la crise, on observe qu’elle a chuté à 48 en juin 2009 : une débâcle dont elle risquait de ne pas se remettre. En décembre 2011, au lendemain d’un refinancement massif par le gouvernement, elle a retrouvé un niveau de 84. Sans doute est-elle sauvée, mais on reste encore loin du compte. Certaines industries vont encore plus mal ; d’autres, comme l’électronique, s’en sortent mieux. Pour l’ensemble du secteur manufacturier, la même échelle donne une chute à 80 en juin 2009 et un retour à 93 en décembre 2011. Une amélioration, certes ; un miracle, non. Les cris de victoire saluant la remise en marche de l’industrie automobile aux Etats-Unis, très opportuns en période électorale, pourraient s’avérer prématurés, voire optimistes.

Vues d’Europe, ces tendances renvoient à la comparaison des performances des économies allemande et française. L’Allemagne aurait fait, nous dit-on, la démonstration du caractère soutenable de la mondialisation néolibérale malgré la concurrence des périphéries. La France serait à la traîne. Mais on ne saurait juger les performances industrielles allemandes sans en apprécier le prix. Est-ce sur de telles voies qu’il faut s’engager ?

L’année 2003 a marqué une rupture. Avant cette date, et depuis les années 1960, les trajectoires industrielles de l’Allemagne et de la France étaient strictement parallèles ; depuis 2003, l’écart de croissance entre les deux pays s’est creusé. Entre 2003 et le début de la crise, en 2007, la production industrielle française n’a augmenté que de 4 %, contre 20 % pour celle de l’Allemagne. Mais il faut s’empresser de souligner qu’on ne se réfère ici qu’à la croissance du secteur industriel.

En dépit de ce que prétend le matraquage médiatique, l’économie allemande ne croît pas plus rapidement que l’économie française : au cours de la même période, les PIB des deux pays ont augmenté pratiquement au même rythme (voir graphique de droite ci-dessous). Par ailleurs, le précédent du Japon, dont la stratégie rappelle celle de l’Allemagne, suggère qu’une forte progression de la production industrielle (18 % sur la même période 2003-2007) n’empêche pas toujours une trajectoire économique longue de stagnation.

Outre-Rhin, le nombre de travailleurs pauvres
ne cesse d’augmenter

On retrouve ici la question salariale. Un mécanisme essentiel fut la pression exercée, en Allemagne même, sur les coûts salariaux (salaires et cotisations sociales). Elle a été particulièrement forte et concentrée sur les bas salaires. La part des travailleurs considérés comme « à bas salaire » dans ce pays n’a cessé d’augmenter depuis la fin des années 1990, manifestant une segmentation croissante du salariat (5) — il faut d’ailleurs certainement relier à ces évolutions la hausse spectaculaire du nombre de travailleurs « indépendants » en Allemagne, une autre forme de segmentation et de précarisation du travail. Les cotisations sociales ont été sévèrement réduites à la veille de la crise. La France fut elle aussi affectée par un ralentissement de l’augmentation des dépenses salariales, mais dans des proportions moindres : le coût salarial réel moyen (6) augmenta de 3,5 %, alors qu’il baissait de 1,5 % outre-Rhin entre 2003 et 2007.

Cette pression s’est combinée en Allemagne à des pratiques répandues de sous-traitance à des entreprises étrangères, notamment en Europe centrale. A l’inverse, en France, depuis le début des années 1990, les grandes sociétés ont adopté des options similaires à celles qui ont été retenues aux Etats-Unis : l’investissement direct à l’étranger. On dira que le résultat est le même, mais le fonctionnement de l’industrie allemande suggère qu’il n’en va pas ainsi : cette stratégie semble préserver la localisation du cœur de l’activité sur le territoire national. Elle a, en tout cas, été associée à la croissance de l’excédent du commerce extérieur. Depuis 2003, quand la séparation des trajectoires s’est affirmée entre les deux économies, l’excédent allemand a fortement augmenté (jusqu’à 7 % du PIB en 2007), alors que le déficit français se creusait en parallèle (2 % la même année). Le mouvement est d’autant plus frappant que le surplus du commerce extérieur français était, en moyenne, supérieur (en pourcentage du PIB) à celui observé en Allemagne dans les années 1990 (respectivement 1,2 % et 0,5 %).

Quelle que soit la diversité des expériences nationales, les processus de désindustrialisation et de réindustrialisation doivent être compris comme des rouages de mécaniques néolibérales. La désindustrialisation, c’est-à-dire la délocalisation de la production, fut un pur produit de cet ordre social, l’expression d’une forme de divorce entre les intérêts des classes supérieures des pays bénéficiant des profits réalisés par les entreprises transnationales d’une part, et l’économie territoriale des pays d’autre part. Pour celles-là, l’endroit où les revenus sont réalisés pèse peu face à la taille des profits. Les choses ont apparemment été mieux gérées de ce point de vue en Allemagne, mais, comme aux Etats-Unis, le prix à payer pour les salariés fut considérable — hormis pour les états-majors de gestion des entreprises, dont l’alliance avec les propriétaires des sociétés est l’un des piliers du néolibéralisme.

Tant que le cadre néolibéral général, dans toutes ses composantes (7) − hégémonie des classes capitalistes et des institutions financières, ralliement des cadres gestionnaires et administratifs, financiarisation et mondialisation −, ne sera pas remis en question par ce qu’on pourrait appeler, en pensant aux Etats-Unis de l’après-guerre, une « répression de la finance », toutes les tentatives engagées pour lutter contre le processus de désindustrialisation, quel que soit leur succès, sont régressives et le resteront. Elles sapent ce qu’il reste des conquêtes populaires des décennies antérieures, sans contribuer clairement au rétablissement de la croissance et à la restauration de l’emploi.

Par Gérard Duménil et Dominique Lévy source Le Monde diplomatique de mars 2012

Transmis par Linsay


Gérard Duménil et Dominique Lévy

Economistes, auteurs notamment de The Crisis of Neoliberalism, Harvard University Press, Cambridge (Massachusetts), 2011.

(1) « Remarks by the President on the economy », Maison Blanche, Washington, DC, 4 janvier 2012.

(2) « Remarks by the President on insourcing American jobs », Maison Blanche, 11 janvier 2012. On parle parfois de reshoring.

(3) De 36 % (en 1960), pour l’Allemagne de l’Ouest seulement, à 23 %.

(4) « Made in America, again : Why manufacturing will return to the US » (PDF), The Boston Consulting Group, août 2011.

(5) Thorsten Kalina et Claudia Weinkopf, « The increase of low-wage work in Germany. An erosion of internal labour markets ? » (PDF), International Working Party on Labor Market Segmentation, Aix-en-Provence, 5-7 juillet 2007. Lire également Anne Dufresne, « Le consensus de Berlin », Le Monde diplomatique, février 2012.

(6) Ce coût est corrigé par l’indice du prix du PIB.

(7) Cf. The Crisis of Neoliberalism, Harvard University Press, 2011.



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