L’aventure algérienne d’Oscar Niemeyer

Du bon usage de son testament humaniste
mardi 18 décembre 2012
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« Le meilleur travail pour l’architecte, c’est le monumental, c’est de laisser un espace pour l’imagination. La monumentalité a toujours montré l’évolution de l’architecture. C’est ce que le peuple aime. »

Oscar Niemeyer

L’architecte brésilien aux 600 réalisations, père de la ville de Brasilia et du siège du PCF place du Colonel-Fabien à Paris, s’est éteint mercredi 5 décembre à près de 105 ans. Niemeyer laisse derrière lui, à l’issue d’une carrière longue de 70 ans, un colossal corpus d’ouvrages d’architecture indissociable du Brésil, où il est né le 15 décembre 1907. Le Brésil a décrété un deuil de huit jours pour cette personnalité scientifique humaniste qui a eu des funérailles nationales. La preuve de la maturité et du respect de la science pour les pays respectueux du savoir.

A l’issue de sa formation, son entrée au sein de l’agence de l’architecte Lucio Costa en 1932 sera déterminante. Vingt-cinq ans plus tard, en 1957, Costa est chargé de réaliser le plan d’urbanisme de la nouvelle capitale administrative du Brésil, Brasilia. Niemeyer en édifiera les bâtiments publics majeurs, et sera considéré comme le « père » de la cité futuriste, décrétée Patrimoine mondial de l’humanité en 1987 par l’Unesco. En forme d’avion aux ailes incurvées, Brasilia est ordonnée par deux axes perpendiculaires, selon le plan imaginé par Lucio Costa. Niemeyer en réalise la cathédrale, qui peut accueillir 4000 personnes, le Congrès national (Chambre des députés et Sénat), le ministère des Affaires étrangères, le Tribunal suprême et le Palais de la présidence, encadrant la Place des Trois Pouvoirs. Parmi ses réalisations les plus célèbres, où le verre et le béton blanc sont omniprésents, figurent le secrétariat des Nations unies à New York ou le siège du Parti communiste français.

L’élégance de Brasilia

Les architectes brésiliens voulaient une architecture qui sort des sentiers coloniaux battus, ceux du « magister dixit ». Comme rapporté dans le journal Le Monde : « Surgie en 1822, au moment de l’indépendance du Brésil, l’idée de faire table rase de la mémoire coloniale (avec la ville de Rio de Janeiro comme capitale) ressurgit un siècle plus tard : une première pierre est posée pour le centenaire de l’indépendance. Au début des années 1920, la colonisation intérieure du Brésil est en marche. La construction de Brasilia, en quarante mois, est une performance technologique, avec acheminement des matériaux par avion, travail du béton armé, audaces équilibristes. Elle surfe sur une immense vague de nouveautés, industrielles et culturelles. [1]

Le prix Pritzker, considéré comme le Nobel de l’architecture, lui a été décerné en 1988 pour la cathédrale de Brasilia, dont la célèbre coupole en « couronne d’épines » permet à la lumière d’inonder une nef pourtant souterraine. Au béton armé, sa matière de prédilection, Niemeyer imprime des courbes féminines – une autre de ses passions. La ville « rationnelle », d’une superficie de 5,8 km carrés, se dote d’un métro et de bus, de centres commerciaux, ajoute aux quartiers résidentiels des espaces verts et un lac artificiel. Brasilia, fut inaugurée en avril 1960. Construite en 1000 jours par des milliers d’ouvriers travaillant nuit et jour, ce cas inédit de ville moderne « planifiée et construite d’une traite, faite en courant », s’avère une déception cruelle pour Niemeyer : le peuple brésilien ne sort pas gagnant du projet. « Une ville du futur, confiait Oscar Niemeyer, serait une société horizontale où chaque individu serait égal à l’autre, où l’homme ne se préoccuperait pas des honneurs, où les gens seraient plus simples, plus compréhensifs, plus humbles, sachant réellement qu’ils sont insignifiants. C’est quelque chose qui s’est passé en Union soviétique. Je ne pense pas que ce soit terminé, rien n’est fini. Là où il y a des misérables, il y a des communistes pas loin. » [2]

L’aventure algérienne revendiquée par le maître

Oscar Niemeyer a marqué l’architecture algérienne post indépendance, on lui doit quatre réalisations majeures ; (L’Usta, l’Epau, l’Université de Constantine et la Coupole du 5-Juillet. A ce propos il semble que les deux grands axes qui traversent cette dernière font respectivement 54m et 62m, un clin d’oeil, dit-on, à la Révolution algérienne.

Il est curieux de constater que les réalisations de l’architecte Oscar Niemeyer, ne sont pas citées dans les manuels et les journaux notamment français. Pourtant de l’avis même de l’architecte, sa période algérienne fut une époque bénie, il y donna la pleine mesure de son talent notamment lors de la conception de l’Université de Constantine qui constitue pour lui une œuvre majeure en dehors du Brésil.

Smaïl Hadj Ali s’est entretenu avec l’architecte brésilien Oscar Niemeyer à Rio de Janeiro, à la fin du mois d’août 2005. En 1962, Hadj Ali, plantant le décor d’une Algérie d’alors ouverte, pétillante avec l’aura de la révolution, écrit :

« L’indépendance acquise, l’Algérie devint une terre d’accueil et d’asile. Cité cosmopolite, ouverte sur le monde, elle hébergeait alors des femmes et des hommes, qui de l’Angola au Brésil, de l’Afrique du Sud au Portugal, de la Palestine aux Black Panthers et au Mozambique combattaient le colonialisme, l’apartheid, le salazarisme, le racisme et les dictatures golpistes d’Amérique du Sud. C’est dans ce contexte de résistance, de « tiers-mondisme » qu’Oscar Niemeyer est sollicité par l’Algérie. (…) » [3]

Parlant de l’entretien avec Oscar Niemeyer il écrit : « C’est dans une modeste pièce, qui est aussi son espace de travail, que cet arpenteur de courbes me reçoit. Je lui offre le livre L’Arbitraire, témoignage sur la torture, du poète communiste algérien Bachir Hadj Ali, dans les prisons de l’Algérie indépendante. « Je suis arrivé, dit-il, en Algérie au bon moment, quelques années après la victoire contre la colonisation. Il y avait encore beaucoup de bonheur, de joie, et une certaine gravité, face aux besoins énormes du peuple algérien que les colonialistes avaient méprisé. Je pense qu’on oublie cela. J’y ai trouvé la meilleure des solidarités. J’ai aimé ce pays, j’ai gardé de l’affection pour lui. J’ai adoré la ville d’Alger si lumineuse et accueillante. Et puis, il y a sa Casbah, construite au XVIe siècle, je crois. C’est un très beau patrimoine, avec ses petites mosquées, ses mausolées, ses maisons blanches presque aveugles pour se protéger du vent. Je m’y suis souvent promené, montant et descendant ses escaliers, ses ruelles qui donnent sur la mer. Ce fut aussi un lieu de luttes pour la libération. La victoire des Algériens contre le colonialisme français a été un moment inoubliable pour moi. Cette victoire fut celle de l’humanisme contre l’oppression coloniale. Un tel combat mérite le respect. » [4]

« Le chef d’Etat algérien, Boumediene, souhaitait me rencontrer. Nous avons eu d’excellentes relations. Je peux dire, aujourd’hui, qu’il m’a offert la protection de l’Algérie pendant toute la période où j’ai vécu exilé en Europe, à cause de la dictature dans mon pays. (…) Nous discutions de tout, et bien sûr, des projets en cours, parmi lesquels l’Université des sciences et technologies d’Alger, de l’Ecole polytechnique d’architecture et d’urbanisme d’Alger et bien sûr de l’Université de la ville de Constantine à l’est du pays. Parmi tous les projets réalisés, celui de l’Université de Constantine tient une place particulière, pour plusieurs raisons. D’abord c’était un défi architectural. Je voulais que le béton obéisse à mon esthétique dans le cadre du relief dramatique et accidenté de Constantine, une ville accrochée à un rocher, et comme suspendue dans le vide. (…) Lorsqu’il m’arrive en privé ou en public de parler de mon travail, des choses que j’ai réalisées, je dis toujours que l’Université de Constantine fait partie de mes réalisations les plus accomplies.

Oscar Niemeyer milite en faveur de la porosité des disciplines :

« La deuxième raison poursuit-il dans l’interview, tient au fait que ce projet architectural s’appuyait fortement sur les réflexions du penseur progressiste et humaniste brésilien Darcy Ribeiro et de son idée « d’Université ouverte », articulant architecture et connaissances. (…) Darcy Ribeiro considérait que les étudiants devaient, sur les lieux de leur formation, dans les bâtiments et les espaces, avoir des contacts qui dépassent les clivages disciplinaires et pouvoir échanger les connaissances. Cette conception devait permettre – et elle devrait pouvoir le faire encore aujourd’hui – à chaque étudiant, quelle que soit sa discipline principale, de s’ouvrir pleinement à d’autres disciplines comme la philosophie, l’histoire, les sciences sociales, mais aussi la littérature, les sciences, la physique, les mathématiques. Oui, l’idée était de casser les clivages, les divisions, les dichotomies disciplinaires insensées et de créer des passerelles entre les disciplines afin que les étudiants bénéficient de connaissances plus articulées entre elles et qui leur donnent les capacités, la Seule, une telle conception, pensions-nous, pouvait permettre d’acquérir ainsi une formation intellectuelle et politique, au sens le plus noble de ce terme, afin de mieux affronter le monde impitoyable, injuste et complexe qui nous entoure et de le changer. Pour en revenir à l’Université de Constantine, je pense qu’il n’en existe aucune dans le monde qui soit comparable. C’est pour cette raison que nous avons décidé d’écrire un livre, avec les contributions de tous ceux qui ont participé à sa réalisation ».

L’interdisciplinarité, clé de la réussite

« J’ai été très touché, continue Oscar Niemeyer que le projet de la Grande Mosquée d’Alger soit accepté par Boumediene. Comme souvent, les idées peuvent surgir de manière inopinée et inattendue. Une nuit à Alger, en 1968, alors que je m’apprêtais à m’endormir, me vint l’idée de dessiner une mosquée. J’ai travaillé, un peu comme dans un état second, une partie de la nuit, dans ma chambre de l’hôtel Aletti, donnant directement sur le port et la belle baie d’Alger. Au final, au petit matin : une mosquée suspendue au-dessus de la mer et reliée à la terre ferme par une superstructure, à côté d’une plage, à proximité du Port d’Alger. Boumediene, en voyant les plans de la mosquée, s’était exclamé : « Mais c’est une mosquée révolutionnaire. » Je lui ai alors répondu, en riant : « Président, la révolution ne doit jamais s’arrêter, elle doit être partout. » »

La mosquée révolutionnaire

« Pour moi, l’idée de surprise est le point le plus élevé de l’architecture. Même les gens les plus modestes, ceux qui n’ont pas été sensibilisés à l’architecture, sont surpris quand ils voient la cathédrale de Brasilia, conçue, comme le projet de la Mosquée d’Alger, par un communiste !!! Ils se demandent pourquoi et comment une telle construction ? (…) Il ne suffit pas pour un architecte de sortir d’une faculté pour qu’il le devienne. A un jeune Algérien, qui étudie l’architecture, je dirai une ou deux choses : il faut connaître son pays, apprendre à l’aimer et il faut, c’est essentiel, lire, lire des romans, de la poésie, pour nourrir son imaginaire. C’est cela qui fera de lui un architecte qui vit avec son époque, avec son temps. C’est comme cela qu’il pourra participer à la transformation de la société dans laquelle il vit et qu’il sera un homme libre. »

Cette vision généreuse du savoir interdisciplinaire, l’Algérie a pris totalement le contre-pied, non seulement il n’y a pas de brassage interdisciplinaire, à telle enseigne que sortis de leurs équations, leur bréviaire médical ou leur scolastique médiévale, les étudiants sont ignares, pire encore, ils naissent vont à l’école, au lycée, à l’université- une université par wilaya voire par tribu- se marient et meurent dans la même ville. Nous sommes loin du brassage seul ciment contre l’effritement identitaire porteur de tous les dangers.

Changer la société, changer le monde

La deuxième partie de notre regard sur ce géant de la pensée humaine concerne son engagement indéfectible du côté des faibles. Le combat d’Oscar Niemeyer est à bien des égards, exemplaire. Il n’a jamais perdu sa faculté de s’indigner pour que les choses aillent bien et que l’homme retrouve sa dignité. « Pour moi, déclare Oscar Niemeyer, l’architecture n’est pas la chose la plus importante. Ce qui est essentiel, c’est de lutter pour un monde meilleur où il est possible de vivre comme des gens bien, comme des gens dignes, et pour cela, il faut si peu. En même temps, je serai heureux si mon architecture y contribue. Pas plus que je n’arrête de travailler, je n’arrête de protester, d’agir, de prendre position contre l’exploitation, l’injustice sociale, le capitalisme. Je peux dire que mon travail d’architecte se nourrit aussi de tous mes combats. »

Certaines fois, il est pris par le doute, mais il ne perd pas espoir : « Souvent, les choses sont tellement dégradées, la misère est telle, le désespoir est si présent, l’injustice si généralisée que j’ai l’impression qu’il n’y a rien à faire. Les hommes seraient-ils aussi mauvais ? Face à tout cela, il faut rester modeste et savoir que nous ne valons pas grand-chose. Nous ne sommes que des poussières d’étoiles. » [5]

J’ai compris immédiatement qu’il fallait changer les choses. Le chemin, c’est le Parti communiste. Je suis entré au Parti et j’y suis resté jusqu’à aujourd’hui, en suivant tous les moments, bons ou mauvais, que la vie impose. Quand je parle d’architecture, j’ai l’habitude de dire que la vie est plus importante que l’architecture. Tous les mardis, se tiennent dans mon bureau des rencontres avec des étudiants, des intellectuels, des scientifiques, des gens de lettres. Nous échangeons des réflexions philosophiques, politiques sur le monde. Nous voulons comprendre la vie, changer la vie, l’être humain Quand la vie est très difficile, l’espoir jaillit du coeur des hommes, il faut se battre, faire la révolution. On ne peut pas améliorer le capitalisme : il est responsable de ce qu’il y a de plus mauvais dans le monde.

« A juste titre, écrit le professeur Giovenni Semeraro, Niemeyer est appelé le « poète des courbes », selon une définition qu’il a lui-même brillamment esquissée (…) Mais au-delà de l’usage merveilleux qu’il a fait des courbes, des formes légères et transparentes, s’élevant vers le ciel comme si elles volaient, au-delà de l’imagination, de la surprise et de l’inédit qui se trouvent dans ses centaines d’oeuvres de par le monde, je crois qu’un des aspects les plus significatifs de ses créations a été sa capacité de penser les monuments, les édifices et les villes comme espace public. Comme oeuvres intégrées dans l’environnement, ouvertes aux expressions culturelles et politiques du peuple : presque comme une invitation à chacun à faire s’exprimer son esprit créatif et convivial. Lieux dans lesquels, comme il disait lui-même, « l’homme ordinaire et sans pouvoir », toute la population, pût se reconnaître et se sentir à son aise et pût avoir la sensation d’appartenir à une création commune, à un monde libre et d’égaux. Sans interdictions, sans hiérarchies, sans secrets, sans armes, dépassant toute distance et sans se sentir écrasés par l’importance et l’arrogance des constructions des « messieurs » et des centres de pouvoir. Après la construction de Brasilia, en effet, il n’avait de cesse de dire qu’« il ne suffit pas de faire une ville moderne : le plus important est de changer la société ». [6]

Les grands medias, conclut le professeur Semeraro ont naturellement, fait de beaux discours sur sa génialité, sur la résonance mondiale de ses oeuvres, sur son activité et sa longévité, sur sa générosité et sa solidarité. Mais peu de gens ont parlé de ses convictions politiques, de son communisme, de son programme de vie résumé dans la phrase « tant qu’il y aura dans le monde de l’injustice et de l’inégalité, moi je serai un communiste » ».

Puisse votre combat nous inspirer Longtemps Reposez en paix Maître, que la terre vous soit légère !

Par Chems Eddine Chitour le 14/12/2012

Transmis par Linsay


Professeur Chems Eddine Chitour

Ecole Polytechnique enp-edu.dz


[3S. Hadj Ali : Oscar Niemeyer, Le testament l’Algérie. Le soir d’Algérie décembre 2012

[4S. Hadj Ali : Oscar Niemeyer, Le testament l’Algérie. Le soir d’Algérie décembre 2012



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