Arabie saoudite, « Les basses œuvres »

jeudi 10 avril 2014
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C’est cette semaine que sort la traduction en français des Basses œuvres, un roman contemporain du Saoudien Abduh Khal (Books, Paris, 430 pages, 23 euros). Ci-dessous, la préface que j’ai rédigée.

Que savons-nous de l’Arabie saoudite ? Que connaissons-nous de ce pays vaste quatre fois comme la France ? Quelles images convoque-t-il en nous ? Des puits de pétrole perdus dans des dunes désertiques ; des chameaux traversant d’infinies étendues stériles sous un soleil de plomb ; des femmes en burqa recluses derrière des murs surélevés ; de riches émirs bedonnants à qui nous essayons de vendre des Rafale et autres armes inutiles, et qui l’été hantent les Champs-Elysées ou la promenade des Anglais… Pour d’autres, un peu plus au fait, le royaume est le siège des deux lieux les plus saints de l’islam que sont les villes de La Mecque, où commença la prédication de Mohammed, et Médine, où le Prophète établit la « communauté des croyants » au VIIe siècle qui, en moins d’un siècle, devait convertir une partie notable de l’humanité, des confins de la Chine au Midi de la France.

Pour la plupart des gens, l’Arabie saoudite, royaume immobile, est engoncée dans des traditions immuables, qui nous sont soit mystérieuses, soit répugnantes. Pourtant, en deux générations, le pays, dont la population dépasse les 20 millions d’habitants (sans parler des quelques millions d’étrangers sur lesquels repose une bonne partie de l’économie), a connu des bouleversements qu’on pourrait baptiser de révolutionnaires si nous n’étions pas dans un pays qui se targue de conservatisme. Et ses nomades, qui fascinaient autrefois Lawrence d’Arabie durant la première guerre mondiale, comme nombre d’orientalistes du siècle précédent, se sont sédentarisés. En 1970, un quart seulement des habitants vivaient dans les villes, ils sont désormais 90 % et ils ont troqué le chameau contre de volumineuses 4 x 4 climatisées, grosses consommatrices d’énergie. Il est vrai que dans le royaume, l’essence coûte moins cher que l’eau. Une trentaine d’universités monumentales accueillent plus de 600 000 étudiants, dont une large majorité de… femmes. L’Arabie est devenue, au cours des ans, l’un des pays les plus connectés de la région avec environ 5 millions d’usagers de Twitter (dont 45 % de femmes) et 6 millions d’utilisateurs de Facebook. Un jeune médecin rencontré à Riyad, né sous une tente dans le sud du pays, me racontait comment, enrôlé dans le système éducatif comme tous ceux de sa génération, il avait été projeté dans une modernité à la fois fascinante et inquiétante.

En deux décennies a émergé une classe moyenne friande de lecture, d’information, branchée sur le monde. Et avec elle, une nouvelle littérature encore largement ignorée à l’étranger et parfois même dans le monde arabe. Il a fallu trente ans pour que soit traduit en français le premier volume du monumental Villes de sel (Actes Sud, 2013), de l’écrivain Abdul Rahman Mounif. L’attribution en 2010 du prix international de la fiction arabe (aussi connu sous le nom de Arab Brooker parce qu’il est associé au célèbre prix britannique) au romancier Abduh Khal (né en 1962) pour Les Basses œuvres, marque donc une consécration pour ces écrivains méconnus et une découverte de la littérature du Golfe. Bien que publié à Beyrouth — comme la plupart des écrivains de son pays —, son livre est largement accessible. Il s’attaque aux trois tabous de la société saoudienne : le sexe, la politique et la religion. Le président du jury expliqua que ce roman est « une exploration brillante des relations entre l’individu et l’Etat. A travers les yeux de son héros, il donne au lecteur un goût de l’horrible réalité du monde excessif du Palais ».

L’intrigue de cette histoire foisonnante, enracinée dans la réalité d’un pays en mutation, mais abordant des thèmes universels, admirablement traduite en français, a pour centre Jeddah, capitale économique et principal port du royaume sur la mer Rouge… Depuis de longs siècles, la ville regarde vers le large, dans l’attente des centaines de milliers de pèlerins qui débarquent chaque année pour accomplir le voyage à La Mecque que tout bon musulman doit effectuer au moins une fois dans sa vie.

Mais l’argent du pétrole l’a profondément altérée, défigurée diraient certains, et notamment les habitants de ce bourg dont sont issus les trois héros du roman, trois adolescents nés dans les années 1970-1980, le narrateur Tarik, Ossama et Issa, trois mauvais garçons, « trois perturbateurs, trois parias » qui ont abandonné « le droit chemin ». Mais ils ne sont maîtres ni de leurs choix ni de leur destin. Car face à leur vieux quartier s’érige le Palais, lieu mythique où se concentrent l’argent et le pouvoir et qui se nourrit de la destruction des vieux modes de vie. D’abord en s’appropriant la côte, lieu de baignade et d’amusement pour les jeunes, lieu de pêche pour la communauté. « Des murailles de béton coulèrent tout le long du rivage, cachant le bleu de la mer et divisant les habitants en groupes inégaux. Les habitants de Jeddah se réveillaient pour découvrir des centaines d’ouvriers élevant une palissade entre eux et leur rivage, sans que personne ne s’aperçoive jusque-là que leur mer avait été volée dans ce marché de dupes auquel n’avaient participé que les représentants de la municipalité, les négociateurs, les courtiers, les investisseurs fonciers, et pas le moindre habitant. » Les pêcheurs sont les premiers frappés : « Quand vont-ils voler la dernière vague ? », s’interroge, amer, l’un d’eux. Et cette dépossession est entérinée par une justice et par une administration qui donnèrent « le feu vert au partage du rivage, à chacun selon ses moyens et son influence, en vertu de quoi tous ceux qui en avaient la capacité se hâtèrent de venir dérober aux regards le front de mer » et achevèrent de détruire le mode de vie des pécheurs.

Désormais, un fossé sépare le monde en deux. D’un côté, le Palais, que les gens du quartier appellent le Paradis, « par envie ou par dépit des miettes de vie qui leur sont laissées à eux restés là ». De l’autre, leur vieux site de vie qu’ils dénomment eux-mêmes Enfer, « message codé, plainte étouffée dans l’espoir qu’il parvienne un jour aux responsables », un morceau de terre « crachant des étincelles volumineuses comme des châteaux » (Le Coran, sourate 77, Les Envoyés ; la phrase a donné le titre arabe du roman).

Sur le Palais, règne le Maître. Il n’a pas de nom, on ignore ses origines, son histoire, mais « son portrait aux traits fins et réguliers occupe une surface considérable dans le journal le plus diffusé du royaume. Il y apparaît comme un ange descendu sur terre pour effacer de ses blanches ailes les souffrances terrestres. (…) Un gros titre surmontant son portrait salue sa contribution, plusieurs milliers de riyals, pour venir en aide aux démunis. » En réalité, dans le Palais coulent l’argent, la débauche et l’alcool. Et aussi l’arbitraire. On y vit à l’abri du monde extérieur : « A l’intérieur du Palais, aucune trace de l’effervescence concernant les combats en Irak, au Liban ou en Palestine. Rien sur les terroristes à l’intérieur du pays, rien sur les tournées et les excès de la politique religieuse. Quiconque entre ici a l’espoir de conclure un marché ou d’obtenir une promesse en ce sens. »

La plupart des serviteurs ne sont pas des nationaux : le Maître interdit « formellement d’embaucher quiconque possédait la nationalité du pays sans accord exprès préalable. On importait les employés et les ouvriers des quatre coins de la planète, tandis que des gardes postés au grand portail repoussaient les gens du cru recherchant un petit boulot ». A l’image du reste du royaume, ce sont les étrangers qui assurent le fonctionnement de la machine.

Pourtant, le Maître a aussi besoin de quelques serviteurs locaux et il va attirer tour à tour Issa, Ossama puis le narrateur Tarik et signer leur longue descente aux enfers. Tarik devient l’exécuteur des basses œuvres, torturant les victimes désignées par le Maître, les sodomisant sous l’œil de caméras qui enregistrent leurs souffrances et leurs humiliations. Ossama lui livre chaque jour de la chair fraîche, des filles chassées dans les malls et attirées par le mirage doré du Palais. Issa conseille le Maître après avoir été, avant Tarik, l’exécuteur de ses basses œuvres.

Le destin enchevêtré des trois jeunes au long de deux décennies forme la trame du roman et dévoile, à travers des retours en arrière, des souvenirs, des rêves, la vie quotidienne dans le vieux quartier, loin des préceptes de la religion et de l’honneur, et le secret bien enfoui que chacun d’entre eux porte en lui et dont ils n’arrivent pas à se libérer. Tarik, à la vie dissolue, n’hésite pas à capturer de jeunes hommes pour satisfaire ses désirs, mais aime la jeune Tahani ; il va pourtant être responsable de sa « honte » et de sa disparition en la forçant une nuit, crime dont tout le monde ignore qu’il est responsable. Ossama, lui aussi fou de Tahani qui lui a été promise et qui cherche le coupable de ses malheurs. Issa, amoureux de la sœur du Maître, et qui va perdre dans cette passion aussi bien les positions qu’il a acquises au Palais que ses biens et sa dignité.

Peut-on échapper à ces malédictions, qui toutes émanent du Palais ? « Ma décision de tuer le Maître était mûre, conclut Tarik dans les dernières lignes du roman. Depuis longtemps je portais en rêve son cadavre, sans savoir où le dissimuler. Quand j’allais me coucher, je ne trouvais le sommeil qu’en imaginant le meurtre. Chaque nuit je le tuais d’une façon différente. » Avant d’ajouter prudent, qu’il y « a loin du rêve à la réalité ».

Très loin ? L’avenir le dira, mais tout montre que le Golfe ne peut rester à l’abri des bouleversements que connaît le monde arabe. Que Raja Salem, femme et saoudienne de surcroit, ait succédé en 2011 à Abduh Khal pour le prix de littérature arabe en dit long non seulement sur la vitalité de la création littéraire dans la péninsule arabique, mais aussi sur la puissance des changements qui traversent la région.

Alain Gresh le 02/04/2014

Transmis par Linsay




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vendredi 11 avril 2014 à 19h52 - par  chb

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