Rêve artistique et révolution politique, de Ouagadougou à Paris

vendredi 16 janvier 2015
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Cette « Nuit blanche à Ouagadougou » s’est produite au Burkina Faso, mais concerne aussi la France après les attaques terroristes contre Charlie Hebdo. Qu’est-ce qui se passe quand le rêve artistique devient réalité ? Quand la révolution décrite dans une pièce se réalise devant nos yeux ? La pièce prémonitoire du chorégraphe burkinabè Serge Aimé Coulibaly et du rappeur burkinabè Smockey a été rejointe par l’Histoire. Mais elle reste actuelle aussi après la résurrection d’octobre dernier qui a chassé le président Blaise Compaoré après 27 ans au pouvoir. Des pas et des voix vers la révolution, qui sont passés entre le 14 et le 17 janvier dernier au théâtre Tarmac à Paris.

« On passe à l’attaque. On passe à l’action. »

Ce sont ces mots slamés par le rappeur Smockey lire qui ont fait surgir le mot « révolution » sur scène… et dans les rues de la capitale burkinabè. Nuit blanche à Ouagadougou est une pièce prémonitoire. Conçue deux ans avant les événements historiques au Burkina Faso en octobre dernier, la révolution conjurée dans l’imaginaire d’un chorégraphe et d’un rappeur a finalement eu lieu dans la capitale burkinabè. Et cela en même temps que le spectacle sur scène.


Marion Alzieu, Adonis Nébié et Sayouba Sigué (au sol) dans Nuit blanche à Ouagadougou, chorégraphie de Serge Aimé Coulibaly, musique de Smockey. Photo Pierre Van Eechaute

Fin octobre, Ouagadougou était en ébullition et la troupe de Nuit blanche à Ouagadougou s’éclipsait pendant deux heures du mouvement révolutionnaire pour prolonger la rage populaire avec leur pièce au théâtre. Comme prévu dans le spectacle, la place de la Nation à Ouagadougou se transformait en place de la Révolution. Bref, un événement inédit qui restera dans les annales. Mais comment présenter aujourd’hui un tel spectacle dans un Paris meurtri et bouleversé par les attentats ?

« Il y a quelque chose de très fort pour moi, confie le chorégraphe Serge Aimé Coulibaly, parce que je m’appelle Coulibaly, et c’est un Coulibaly qui a commis deux attentats à Paris ! C’est quelque chose qui me touche énormément, même s’il y a des milliers de Coulibaly en Afrique de l’Ouest. En même temps, dans la pièce, il y a un écho à cette actualité avec cette phrase : pour briser l’élan d’un peuple, il suffit d’un fusil d’assaut, un AK 47. »

Smockey, qui a signé la musique et les textes, s’exclame de son côté : « On ne dira jamais assez toute l’importance qu’il y a d’exprimer réellement toute sa citoyenneté, c’est-à-dire de participer au débat public et politique, de prévenir pour guérir. Et je crois que c’est aussi la catastrophe qui est arrivée ici en France. Et c’est ce qui arrive aussi dans nos États africains. Chez nous, cela dure plus longtemps [rires]. Le peuple français a montré une réaction, somme toute, tout à fait logique. De réagir spontanément comme ça, que tout le monde soit sorti pour défendre la liberté d’expression et condamner l’intolérance, je crois que c’est un beau message. Maintenant, il ne faut pas s’arrêter là. »

« Ces rêves restent intacts par rapport à d’autres peuples »

Tout ce qui avait été écrit dans la pièce s’est finalement révélé d’une puissance prophétique inouïe. « Je chante : ‘On ferme les écoles et on sort les pancartes et les banderoles’. Et cela a exactement commencé comme ça. ». Mais, une fois la révolution aboutie, quelle est aujourd’hui la raison d’être du spectacle ? « Elle est restée intacte, souligne Serge Aimé Coulibaly. Quand on a joué la pièce pendant la résurrection au Burkina Faso on s’est dit : merde, on l’a rêvé, on l’a écrit, on l’a fait sur scène et cela se passe maintenant exactement en grandeur nature dans la réalité. Alors on a pensé qu’il faut changer quelque chose dans la pièce. On a examiné scène par scène et on a constaté qu’il n’y a rien à changer (rires). C’est-à-dire à un moment donné, l’Histoire a rencontré le rêve de certains créateurs, mais ces rêves restent intacts par rapport à d’autres peuples. »


Photo Pierre Van Eechaute

Au début de la pièce, on aperçoit un homme avec un mouchoir dans la bouche. À défaut de pouvoir parler, il s’exprime avec des onomatopées et des gestes de plus en plus virulents. D’abord, on pense au persiflage de Charlie Chaplin dans Le Dictateur, mais quand on s’aperçoit que l’homme sur scène reçoit de plus en plus de coups sur le corps et la tête, on a compris : « Cette scène a pratiquement toujours existé quelque part dans ma tête, explique le chorégraphe. C’est le peuple qui a envie de dire des choses et qui n’arrive pas à le dire et à être entendu. C’est le journaliste qui ne peut pas dire ce qu’il veut, sinon il est brûlé dans son 4x4 si ce n’est pas dans la brousse au Burkina. C’est ceux-là qui disent des choses qu’on veut entendre. C’est surtout le bouillonnement intérieur de la jeunesse qui cherche à s’exprimer, à dire les choses, mais qui n’est pas entendue. Pour moi, c’est une scène qui résume un peu la vie de la jeunesse. »

Sur un fil électrique dansé et chanté

Une pièce conçue « comme une phrase chorégraphique non stop » dont l’efficacité repose sur ces mouvements saccadés et électriques merveilleusement interprétés par la danseuse Marion Alzieu, les roulés tourbillon de Sigué Sayouba et les gestes virtuoses peuplés d’urgence et de suspens d’Adonis Nébié. Et il y a bien sûr ce fil musical original qui oscille entre instruments traditionnels, le violon et le piano, et rythmes mélodieux, techno et rap. Le tout envoyé, mixé et interprété en direct et avec fougue par Smockey, Kora du meilleur rappeur africain en 2010, et rappeur préféré de la jeunesse burkinabè : « C’était un exercice difficile pour moi, de passer du rap à l’écriture de chansons et de textes sur une pièce de danse contemporaine. Cela m’a apporté beaucoup. Et comme je suis en préparation d’un nouvel album qui doit sortir bientôt, il y a même des titres qui sont inclus dans la pièce sous forme de slams. »

Smockey, né en 1971, est bien plus qu’un simple rappeur qui s’est engagé pour la première fois dans une pièce de danse contemporaine. Il est l’un des chefs de fil du Balai citoyen (lire ici), ce mouvement culturel, social et politique qui avait exigé depuis des années un changement profond au Burkina Faso. « Une danse nègre au pays des hommes intègres », slame-t-il pendant cette Nuit blanche à Ouagadougou.

Et c’est lui qui renverse en premier la palissade au fond de la scène ouvrant un espace de liberté là où il y avait avant ce pays nommé « Ici il n’y a pas d’espoir ». Est-ce que ce sont le théâtre, la danse, la musique et le rap qui ont chassé Blaise Campaoré après 27 ans de présidence dictatoriale ?


Le rappeur et acteur Smockey et le chorégraphe et danseur Serge Aimé Coulibaly dans la Nuit blanche à Ouagadougou. Photo Pierre Van Eechaute

La culture a créé une révolution

« La culture a fait beaucoup pour cette révolution, affirme Smockey, mais comme toujours, la culture n’est jamais quantifiable. La culture vous influence à un tel point… on fredonne parfois des airs sans s’en rendre compte, même sous la douche, et c’est comme cela qu’on finit à s’intéresser aux contenus et au fond. La musique et la culture influencent beaucoup, mais prennent plus de temps. Elle s’insinue au fur et à mesure, qu’on apprécie ou pas… tandis qu’avec l’activisme dont je me suis rendu « coupable », notamment pendant l’insurrection, avec cela on a un impact direct qu’on n’a pas avec la culture. Cela fait des années qu’on travaille les consciences. Avec la plupart des artistes que je côtoie, on sillonne les provinces, on rencontre les étudiants dans les amphithéâtres, on fait des débats, des projections de films-choc, on crée de vrais débats critiques où l’on essaie de mettre le doigt sur les problèmes réels que traversent la population. Cela participe à l’éveil des consciences. Cela n’a l’air de rien, mais c’est tout cela qui finit à créer une résurrection et une révolution. »

« Cette nuit imaginaire à la veille de 2015 »

Avant « cette nuit imaginaire à la veille de 2015 où le Burkina Faso est sensé avoir un nouveau président de la République », le récit creuse profondément, convoque aussi bien les deux Guerres mondiales que le président burkinabè Thomas Sankara ou le journaliste Norbert Zongo, respectivement assassinés en 1987 et 1998. Ce sont la poésie et la puissance des gestes artistiques qui créeront cette Nuit blanche à Ouagadougou, par exemple, quand un des danseurs invite le public à taper dans les mains tous ensemble.

La fin de règne de Blaise Campaoré est finalement arrivée. Depuis, est-ce que la situation de la culture et des artistes s’est améliorée ? « C’est peut-être un peu prétentieux, mais je trouve qu’on nous prend un peu plus au sérieux, s’amuse Serge Aimé Coulibaly, parce que les artistes ont été le moteur de cette révolution. Quand on regarde le Balai Citoyen qui a été créé par Sams K Le Jah et Smockey, les moteurs dans la mobilisation des jeunes au Burkina Faso, et quand on voit tous les artistes qui sont engagés dans le Balai Citoyen et qui font des œuvres par-ci et par-là… Et il y a aussi Zedess (chanteur de reggae et artiste engagé, ndlr) qui sera candidat à la présidence. L’artiste est aujourd’hui à la place où il doit être. C’est-à-dire toujours un peu en avance sur sa société. »


Photo Pierre Van Eechaute

Les espoirs du monde culturel pour les présidentielles 2015

Et quels sont les attentes et les espoirs du milieu culturel pour les élections prévues fin 2015 ? « Nous n’attendons rien des gouvernements et ni des gouvernants, commente Smockey, et je crois que c’est ça qui a fondamentalement changé au niveau de la jeunesse africaine. On a pris conscience qu’on n’a plus à attendre que le gouvernement réagisse. Il faut les obliger à travailler dans le sens de nos intérêts. Et c’est exactement la même chose pour le peuple français, tchèque ou ghanéen, etc. Il faut que les peuples prennent conscience que ce sont eux qui ont le pouvoir. Par conséquent, il faut s’emparer de ce pouvoir. Et il ne faut pas le laisser aux mains de pilotes inexpérimentés. Or il faut pousser ces pilotes de donner le meilleur d’eux-mêmes. Et cela ne peut se faire que d’une seule façon : la pression. Si bien qu’être président cela devient un travail pénible. Non seulement on ne veut pas y rester longtemps (rires), mais on veut s’arranger pour en sortir indemne donc on fait tout ce qu’il faut pour que la population soit contente. »

Et Serge Aimé Coulibaly de renchérir : « Nous artistes, nous devons exiger du prochain président qu’il redonne sa place à la culture de notre pays, parce que les artistes ont été les moteurs pour qu’il soit en place. Et il sait aussi, si jamais il y a un domaine qu’il néglige ou qu’il bafoue d’une certaine manière, il nous trouvera sur son chemin. Notre avenir sera aussi une bataille, parce que le système est toujours là. Il y a des hommes qui ont changé, mais le système n’a pas encore changé. »

Siegfried Forster

Source RFI

Transmis par Charles et la_peniche



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