A propos du discours de Fidel à l’Université

vendredi 23 décembre 2005
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Le 17 novembre à l’Université de la Havane, le président cubain a fait un discours qui ouvre un débat de fond sur le futur non seulement de Cuba mais du socialisme.

On sait que Fidel en cesse d’approfondir sa pensée et voici des mois, peut-être même des années qu’il tourne autour des idées qui ont ici une forme aboutie. Ce texte est donc un aboutissement et le Conseil d’Etat, qui l’a publié et diffusé, note qu’il s’agit d’un texte corrigé et revu par son auteur. Il ouvre un débat fondamental non seulement avec le peuple cubain, mais avec nous tous. Nous jetons ici quelques remarques qui ne prétendent pas à une analyse exaustive de cet appel à faire la révolution à l’intérieur de la révolution, mais à poser quelques jalons qui devraient nous mettre en garde contre une approche trop rapide d’un tel texte...

La référence au quotidien

Le discours de Fidel fait référence à la quotidienneté cubaine, il interpelle familièrement les Cubains et d’abord les dirigeants, les responsables sur la manière dont ils gèrent leur budget, les ressources du pays. Les références chiffrées lui permettent de dénoncer l’incurie des responsables des ministères qui entretiennent des gouffres financiers, ici l’exemple des camions du ministère de l’industrie sucrière, mais également de ceux qui se montrent incapables de savoir, comme le ministre de l’éducation nationale combien il y a réellement d’étudiants. Comme d’ailleurs le citoyen cubain ordinaire qui ignore le coût réel des produits subventionnés, l’électricité dont il abuse, le carnet de rationnement dont la gratuité est pour lui de l’ordre de l’évidence. Ce discours là est une constante chez Fidel depuis les premiers jours du socialisme. Dans son usage des biens collectifs, l’individu oublie les efforts qu’il faut faire pour les produire. Mais la période spéciale, le choix de poursuivre, après la chute du camp socialiste, l’expérience socialiste a encore exaspéré cette constante.

D’abord parce que chaque cubain s’est trouvé confronté à sa propre survie. A Cuba, chacun s’ingénie à trouver de quoi assurer la vie quotidienne au moindre coût. Il y a dans la mentalité cubaine une conception de ce que la Révolution lui doit, la quasi-gratuité de nombreux produits subventionnés par l’Etat, l’électricité, le téléphone, le logement, la santé, et l’éducation. C’est devenu, en particulier pour les 70% de Cubains qui n’ont pas vécu la Révolution, et ont toujours connu le blocus, y compris la plupart des dirigeants, une sorte de vision franciscaine, à la différence près que ce n’est pas Dieu qui pourvoit à la nourriture des petits oiseaux dans les champs mais la Révolution.

A cette vision de « la prodigalité » naturelle du socialisme, sont venus s’ajouter à la chute de l’URSS, avec la période spéciale et la raréfication de la « distribution » la débrouillardise individuelle, le sauve qui peut, les inégalités nés de la dollarisation, du tourisme et la corruption, l’avidité, des inégalités insupportables.
Notons tout de suite, sans insister parce que cela relève d’une autre analyse que celle que nous tentons ici, que Fidel affirme un choix politique : la fin de la libreta et la vérité des prix et des salaires.

Fidel part donc de ce quotidien, de ces faits exposés dans leur crudité pour interpeller son peuple : le socialisme n’est pas irréversible. Mieux l’ennemi, l’Empire, ne nous détruira pas de l’extérieur, il est dans l’incapacité de le faire, c’est de nous-mêmes que viendra notre fin. Il ne s’agit pas seulement de Cuba, mais le destin de Cuba est celui de l’humanité, aller jusqu’à l’anéantissement par pure satisfaction des intérêts, des instincts individuels, ou construire un avenir pour tous. Car le fond est bien, comme il le dit, que « la patrie est l’humanité ».

« C’est Agramonte, je crois - d’autres parlent de Céspedes - qui, répondant aux pessimistes, alors qu’il n’avait que douze hommes avec lui, s’est exclamé : » Peu importent ceux qui n’ont pas confiance - ce n’est pas la phrase exacte, je ne m’en souviens plus exactement - avec douze hommes, on fait un peuple. « Alors, si avec douze hommes, on fait un peuple, combien de fois sommes-nous douze hommes ! Et douze hommes, multipliés par allez savoir combien de fois, armés d’idées, de connaissances, de culture, qui savent comment va notre monde, qui s’y connaissent en histoire, en géographie, qui s’y connaissent en luttes, parce qu’ils possèdent ce qu’on appelle une conscience révolutionnaire, qui est la somme de bien des consciences, qui est la somme de la conscience humaniste, la somme d’une conscience de l’honneur, de la dignité, des meilleures valeurs que peut récolter un être humain, qui est la fille de l’amour de la patrie et de l’amour du monde, qui n’oublie pas cette idée avancée voilà plus de cent ans : la patrie est l’humanité. »

Bien sûr cela renvoie à la patrie comme base d’un véritable internationalisme, mais le terme de patrie va au-delà de celui de nation, il a une dimension affective qui est déjà celle de José Marti. Il témoigne d’une transcendance humaine, celle qui veut que l’homme soit capable de donner sa vie pour quelque chose qui dépasse le simple instinct de survie animal. Si les Cubains ont été capables de réaliser de tels exploits c’est par amour de la patrie. Celui-ci peut être manipulé, comme toute forme de transcendance, et il cite les Français allant s’embourber dans la boucherie de la guerre impérialiste. L’amour de la patrie des Cubains est d’une autre nature, il n’est pas chauvin, il se confond avec la Révolution, et ce dès la guerre d’Indépendance contre l’Espagne qui est anti-esclavagiste, comme la Révolution de 59 les conduira au choix du socialisme, c’est-à-dire la construction d’un intérêt collectif au delà des intérêts individuels égoïstes et une tension vers l’épanouissement moral, culturel de chacun.
C’est ce projet qui est aujourd’hui en danger, le microcosme cubain reproduit à l’identique dans la vie quotidienne l’enjeu auquel est confronté l’humanité.

La philosophie du texte

Nous sommes dans la description de l’incurie générale déjà devant quelques constantes du discours de Fidel : à partir des problèmes de la quotidienneté auxquels sont confrontés les Cubains, Fidel médite sur la théorie, sur le socialisme, et sur la stratégie révolutionnaire. De ce fait, il s’adresse aux Cubains, mais aussi à l’ennemi, aux révolutionnaires du monde entier, à l’humanité. Et ce n’est pas un hasard s’il débute par une méditation sur le fait qu’un jour l’humanité devra émigrer sur une autre planète, affronter la finitude ou l’infinitude de l’univers. Toutes les dimensions du devenir humain sont ainsi imbriquées, l’individu, nous verrons que Fidel prend sa propre chute et l’identifie à ce qu’affronte Cuba, la situation internationale dominée par un Empire meurtrier et au-delà le destin de l’humanité.

Comprendre et agir sur tout cela, c’est partir de la patrie, de cette médiation concrète sans laquelle le souhait d’un avenir ne serait que rêverie éveillée. On peut dire que Fidel accorde à Cuba un rôle messianique, mais qu’il le fait avec l’obsession d’un grand stratège pour qui le plus infime détail a une grande importance. Si dans sa pensée s’emboîtent ainsi l’individu, l’humanité, et la patrie, la relation entre avenir, passé et présent est tout aussi dialectique, ce qui gouverne est le processus, le refus de l’échec et donc la recherche du mouvement dans lequel les choses peuvent s’améliorer. Ne voir dans ce discours que l’aspect pessimiste d’un socialisme, de la patrie et de l’humanité en danger , c’est ignorer que la méditation est celle d’un homme « impliqué » jusqu’au bout.

J’ignore si Fidel a jamais lu le philosophe marxiste allemand Ernst Bloch, son livre « le principe espérance », mais le parallélisme de leur réflexion est total. Même insistance sur le rôle de la pensée dans l’utopie concrète, le socialisme comme réponse à la pulsion vitale qui habite tout être humain et au-delà l’humanité :

"Puissent les rêves éveillés s’épanouir plus pleinement encore, car cela signifie qu’ils s’enrichissent exactement du regard lucide ; non qu’ils se sclérosent mais qu’ils deviennent clairvoyants ; non qu’ils se comportent comme l’intelligence purement contemplative, celle qui prend les choses telles qu’elles sont et demeurent, mais l’intelligence impliquée qui les prend telles qu’elles évoluent et peuvent dès lors s’améliorer. Puissent donc les rêves éveillés réellement s’enrichir, c’est-à-dire devenir toujours plus clairs, être moins laissés au hasard, être mieux connus, mieux compris et mieux médiatisés avec le cours des choses. Afin que le froment qui ne demande qu’à mûrir puisse croître jusqu’à la moisson.

Penser veut dire franchir. Mais sans passer outre à ce qui existe, sans vouloir l’ignorer. Ni dans la détresse, ni surtout dans le mouvement qui permet d’en sortir. Ni dans les causes de la détresse, ni surtout dans l’ébauche du changement qui y mûrit. C’est pourquoi le dépassement réel ne s’égare jamais dans un Devant-nous inconsistant, il ne se perd pas dans les rêveries exaltées et les représentations abstraites. Le nouveau tel qu’il se conçoit est médiatisé avec ce qui existe et qui est en mouvement, aussi puissante que doive être d’autre part la volonté de l’atteindre pour le faire éclore. Le franchissement réel connaît et active ma tendance inhérente à l’histoire et qui suit une progression dialectique. L’homme en vivant est en tout premier lieu tendu vers l’avenir, le passé ne vient que plus tard et le présent authentique n’est pour ainsi dire pas encore là. Le futur c’est ce que l’on craint ou ce que l’on espère ; sur le plan de l’intention humain, qui refuse l’échec, l’avenir c’est ce qui est espéré.
La fonction et le contenu de l’espoir sont constamment vécus et dans toutes les sociétés ascendantes, ils ont été mis en oeuvre et développés."(
1)

Cette longue citation du livre d’Enst Bloch, « le principe espérance » nous paraît constituer une des meilleures grilles de lecture de ce texte fondamental de Fidel.

Le fond de ce discours est en effet que Fidel propose au peuple cubain de faire à nouveau la Révolution, c’est la seule voie de la survie.
L’impérialisme sénile et meurtrier entraîne l’humanité dans une danse macabre, ou celle-ci est capable de trouver les forces pour vaincre, pour choisir la vie ou c’est l’apocalypse. Il ne s’agit pas seulement de la misère, de l’exploitation de masses grandissantes d’individus, il s’agit de la destruction de la planète, de l’épuisement insensé de ses ressources. Choisir le socialisme, remporter même une victoire, n’y suffit pas, l’effort, le dépassement doit être constant et sans recettes pré-établies.

Autre aspect important de ce discours, il s’adresse à la jeunesse, aux étudiants cubains, et il leur lègue la poursuite du processus révolutionnaire, par delà sa propre mort et celle de la génération qui a fait la Révolution. Il ne s’agit pas pourtant d’un testament, puisque Fidel s’implique personnellement et met en cause y compris son gouvernement, les institutions. Il n’est plus seulement le président de Cuba, mais un guerillero, le « commandante ».

L’appel à la jeunesse ; à chaque génération sa tâche.

Pour Fidel, l’histoire de Cuba est aussi l’histoire de générations qui ont affronté des tâches historiques. D’abord la lutte pour l’indépendance, le choix du socialisme cubain n’a rien de l’adoption d’un modèle, il s’agit de poursuivre l’oeuvre menée dans la guerre d’Indépendance contre l’Espagne, la nécessité de la construction d’une Nation, oeuvre séculaire travaillée par des penseurs, des révolutionnaires et qui s’incarne en quelque sorte dans José Marti.. Pour aboutir à cela, il a fallu construire l’unité d’un peuple malgré une base esclavagiste, raciste, dominée par la terrible monoculture sucrière. La Révolution de 59 poursuit cette tâche historique, le socialisme est le moyen de l’indépendance à l’égard des Etats-Unis, le refus du colonialisme, et encore et toujours un dépassement de l’exploitation coloniale, ses inégalités en particulier raciales. Non seulement le socialisme cubain, à l’inverse de ce qui se passe en Europe, n’est pas importé et naît de cette nécessité nationale, mais il apparaît après la mort de Staline, sous Kroutchev quand l’emprise sur les partis communistes s’est relâché.

Au passage notons dans le discours de Fidel une critique mesurée des choix imposés par Staline de faire l’union avec des dictateurs colonialistes comme Batista, à cause de la guerre mondiale. Sans s’appesantir, tout en reconnaissant comme il l’a toujours fait, l’exemplarité des communistes cubains, il note qu’à partir de ce moment le Parti communiste cubain ne peut plus conduire le processus révolutionnaire et cela explique son choix, lui qui s’affirme marxiste depuis l’université, de fonder son propre mouvement, celui du 26 juillet. Il y a certes l’anticommunisme, l’analphabétisme d’un peuple apeuré, mais il y a aussi ce choix historique imposé de l’extérieur. Le parti Communiste Cubain regroupait les meilleurs, les plus désintéressés, mais au nom d’un intérêt supérieur défini alors par l’URSS, il avait perdu la confiance des masses et de la jeunesse dans son propre pays. Il fallait le fonder à nouveau.

Il y a eu une autre étape, tout aussi importante même si elle a été plus obscure, moins enthousiasmante, à la chute de l’URSS, le choix de poursuivre le processus. Il ne s’agit pas d’une décision qui naît d’un coup de tête.
Si le période spéciale est appelée ainsi, c’est qu’avait été étudiée la possibilité d’une résistance sans aucune ressources. Gouverner c’est prévoir, c’est anticiper et, sans doute lié à l’événement des fusées de Cuba, les Cubains s’ils n’avaient jamais prévu l’effondrement de l’URSS, ils avaient anticipé sur une possible attaque ou un étranglement total. Et savaient qu’ils devaient seulement compter sur eux-mêmes.

Voici ce qu’en dit Fidel :

"Quarante-six ans se sont écoulés, et on connaît l’histoire de ce pays. En tout cas, ses habitants la connaissent. Et celle, aussi, de cet Empire voisin, sa grandeur, son pouvoir, sa force, sa richesse, sa technologie, sa domination sur la Banque mondiale, sa domination sur le Fonds monétaire, sa domination sur les finances mondiales, cet Empire qui nous a imposé le blocus le plus rigoureux et le plus incroyable, que les Nations Unies viennent de repousser une fois de plus par cent quatre-vingt-deux voix, s’exprimant librement malgré les risques qu’entraîne un vote déclaré contre l’Empire. Voilà ce que cette petite île est capable d’obtenir, et nous ne sommes plus à l’époque où elle bénéficiait du soutien du camp socialiste, qui a disparu, tout comme l’URSS.

Non seulement nous avons fait et maintenu cette Révolution à nos risques et périls pendant tout un tas d’années, mais nous étions même convaincus à un moment donné que si les Etats-Unis nous attaquaient un jour directement, ce camp socialiste ne lutterait jamais pour nous et que nous ne pouvions même pas le lui demander ! Compte tenu du perfectionnement des techniques modernes, il était naïf de penser que cette grande puissance - ou de le lui demander ou de l’attendre - lutterait contre l’autre si celle-ci intervenait dans la petite île se trouvant à cent cinquante kilomètres, et nous sommes arrivés à la conviction absolue que ce soutien ne nous serait jamais accordé. Bien mieux, nous le lui avons demandé un jour directement, plusieurs années avant sa disparition : « Dites-le-nous franchement. » La réponse a été celle que nous attendions : non. Dès lors, nous avons accéléré plus que jamais le développement de notre conception et nous avons perfectionné les idées stratégiques et tactiques à partir desquelles notre Révolution avait triomphé et vaincu, alors qu’elle ne pouvait disposer au départ que de sept hommes armés, un ennemi qui pouvait compter sur quatre-vingt mille hommes, entre marins, soldats, policiers, etc., sur des chars, des avions et sur tout l’armement moderne de l’époque. Oui, la différence entre nos armes et celle de ces forces armées, entraînées par les USA, soutenues par les USA, équipées par les USA, était infinie. Donc, après cette réponse de l’URSS, nous nos sommes confortés plus que jamais dans nos convictions, nous les avons enrichies et nous nous sommes renforcés à tel point que nous pouvons affirmer aujourd’hui que notre pays est du point de vue militaire invulnérable. Mais pas grâce à ses armes de destruction massive !"

La réponse est ce qui rend Cuba invulnérable est la mobilisation populaire. Si les Etats-Unis ne se sont pas hasardés à l’envahir, c’est parce qu’ils ont conscience que l’enfer les attend. Le peuple est armé, préparé à l’invasion, mais sa force est d’abord morale et ici, pour Fidel la référence est d’abord à José Marti :

"Il est étonnant que, malgré les différences entre eux, les êtres humains puissent ne faire qu’un à un moment donné, et ce, grâce aux idées. Personne ici n’a suivi la Révolution par culte envers quelqu’un ou par sympathie personnelle pour quelqu’un. Ce n’est que grâce aux principes, grâce aux idées, qu’un peuple devient capable de la même volonté de sacrifice que n’importe lequel de ceux qui tentent, avec loyauté et sincérité, de le diriger et de le conduire vers un destin.
Notre histoire est pleine d’homme de pensées, Martí par exemple, et bien d’autres patriotes éminents ; l’histoire du monde en est pleine ; l’histoire du mouvement révolutionnaire est pleine de théoriciens, de grands théoriciens qui n’ont jamais renoncé à leurs principes. Ce sont les idées qui nous unissent, ce sont les idées qui font de nous un peuple combattant, ce sont les idées qui nous font, non seulement individuellement mais collectivement révolutionnaires. Et c’est quand la force de tous s’unit qu’un peuple ne peut plus être vaincu, quand la quantité d’idées est bien supérieure, quand la quantité d’idées et de valeurs que l’on défend se multiplie qu’un peuple, alors, encore moins, peut être vaincu."

Les Etats-Unis subordonnent la résistance du peuple cubain à la présence de Fidel et attendent sa mort. Fidel s’il se moque de cette illusion, mais met en garde les Cubains contre le fait que c’est d’eux que peut venir la fin du socialisme cubain.

Cette bataille de la période spéciale, de la résistance solitaire, là a été menée dans les pires difficultés, elle a multiplié les fissures. Fidel, dont le Che soulignait la symbiose avec le peuple cubain reprend à travers une métaphore, son état de santé, non seulement le thème lancé par la CIA sur sa maladie de Parkinson, mais les conséquences de sa chute et il file la métaphore... Les médecins appelés à son chevet ont atténué le diagnostic, les fissures étaient si nombreuses que cela pouvait être une fracture inguérissable... Pas plus d’ailleurs que la nécessité d’y faire face les yeux ouverts, de continuer le travail et même de voir s’il était toujours capable d’utiliser un revolver... A bon entendeur salut... C’est de Cuba dont il est question... Rien n’est écrit, il faut lutter... Surtout pas le caractère irréversible du socialisme comme cela a été longtemps proclamé.

Quels moyens employer pour corriger les fissures de la société cubaine, mais au-delà de Cuba, la possibilité pour l’humanité de se relever de sa chute et de choisir une autre voie ?... Tout Cuba doit y réfléchir, procéder à une auto-critique, mais ce sont les jeunes qui doivent entamer ce processus révolutionnaire. Ils ont commencé à le faire par un travail d’enquête sur un diagnostic réel sur les tares de cette société née de la période spéciale. Ici le long développement sur le travail d’enquête mené sous la conduite de la JC par des jeunes devenus des « travailleurs sociaux » qui ont débusqué la misère, la solitude, le désespoir que les médecins des ministères ne savaient ou ne voulaient pas voir, parce qu’ils vivaient mieux que les autres, parce qu’ils étaient devenus de « petits empereurs »...

Il leur confie la nouvelle étape, la lutte contre la corruption engendrée par les nouveaux riches, ceux qui veulent bénéficier des avantages « naturels » du socialisme tout en rognant sur leurs propres dépenses et en accumulant toujours plus, la corruption, les trafics, dont l’exemple est celui de l’essence. Là encore, nous passons des trafics des pompes à un panorama plus vaste, celui de l’épuisement pétrolier de la planète et au pillage, à la guerre des Etats-Unis pour s’approprier les ressources des pays pauvres. Le microcosme cubain renvoie au macrocosme, l’égoïsme, la corruption des petits trafiquants est de même nature que ce qui conduit à porter le fer et le feu contre l’Irak et demain contre l’Iran... L’ennemi à vaincre est à l’intérieur....

Comment interpréter cet appel à la jeunesse ?

Cette mobilisation éthique de la jeunesse contre l’ennemi intérieur peut inquiéter jusqu’aux amis de Cuba. Nous avons en effet pris l’habitude en occident, en France en particulier, de considérer un processus révolutionnaire avec le prisme rationnel, cartésien qui nous est spontané. Cela fait partie de notre héritage historique autant que de l’expérience récente de l’échec de l’Union Soviétique. Faute d’une véritable analyse de cet échec, nous avons renforcé un certain scepticisme sur toute vision d’avenir, sur tout ce qui prétend transformer l’ordre des choses existantes. Dénoncer ce qui est, souvent d’une manière virulente, mais trouver des solutions qui ne bouleverse rien, tel est le fond actuel de la démarche des gens de gauche et des partis communistes, renvoyant à la marge et souvent de l’ordre du discours non suivi d’effets, tout bouleversement de l’ordre établi.

A cela il faut ajouter le fait que les communistes français comme beaucoup de partis communistes dans le monde, s’ils ont joué un rôle éminemment positif dans les luttes de leur peuple contre le colonialisme et pour le progrès social, les libertés, n’ont jamais réussi à faire la Révolution. Ce qui a deux conséquences au moins. La première est que si pendant tout un temps l’engagement politique en matière de progrès s’est confondu avec l’adhésion au PCF, voire avec le camp socialiste, pour beaucoup de gens qui s’engageait la Révolution, la construction du socialisme dans leur propre pays, n’était pas à l’ordre du jour, c’était particulièrement vrai pour un grand nombre d’intellectuels mais ils n’étaient pas les seuls. Cela a déterminé une vision de la Révolution par procuration et, dans ses aspects les plus caricaturaux sur lesquels ne cessent d’insister les petits et grands bourgeois, la tendance constante à subordonner analyses, orientations politiques, aux choix de l’URSS.

Cette tendance de fond a été certes contredites en France par la manière dont le PCF a su être présent et actif tant dans les grandes heures de notre histoire que dans les luttes sociales, les tentatives pour dégager « un socialisme aux couleurs de la France », Mais après la Libération a commencé un processus irréversible, celui d’un parti privilégiant la défense du camp socialiste et peinant de plus en plus à le construire chez lui. N’est-il pas advenu pour le PCF, ce qu’il était advenu du Parti Communiste cubain et qui le mettait dans l’incapacité de conduire un processus révolutionnaire ? Les tentatives de rassemblement du PCF, en particulier de la « gauche » sont devenues de fait une soumission au PS... Si celle-ci paraît aujourd’hui être allée jusqu’au bout de sa propre tragédie, jusqu’à la dérision, en condamnant même l’utilité de ce parti en particulier pour les jeunes générations, il faut sans doute analyser bien avant les années quatre-vingt dix le processus...

Ces simples remarques mériteraient d’être corrigées, replacées dans le contexte international. Nous ne les faisons que pour bien marquer que nous jugeons la Révolution cubaine à travers un prisme auquel nous n’échappons pas. Il y a certes la propagande dénoncée par Fidel, la censure, la désinformation pour tout ce qui touche à Cuba, mais mêmes ceux qui s’affirment les amis de Cuba n’échappent pas au désarroi idéologique et politique, et plus fondamentalement à l’incapacité de penser le futur autrement que comme une simple répétition du connu. Ce qui est une caractéristique de la pensée rationnelle, autant que de la manière dont nous avons fait pendant des dizaines d’années la révolution par procuration.

Que nous inspire donc cette mobilisation éthique de la jeunesse ? Inutile de nous cacher le poids d’expérience antérieures : celle des gardes rouges de Mao, la Révolution culturelle. Face à un Mao quasiment sénile, l’appel aux gardes-rouges, participait des jeux du sérail dans la transition, il s’est traduit par une catastrophe... Plus près de nous, dans le contexte de la contre-révolution néo-libérale qui déferlait sur l’Europe, les partis communistes qu’ils soient ou non au pouvoir, la gauche en général, pour adopter une ligne d’abandon, ont mis en exergue « la modernité » et fait appel « au jeunisme » vidé de tout contenu pour abattre les barrières morales, théoriques, organisationnelles, pour mieux imposer les liquidations.

On a flatté les « jeunes », leur « spontanéisme », leur ignorance, leur individualisme, pour faire table rase de luttes ouvrières séculaires... cela s’est accompagné d’une révision du passé dont le dernier avatar est en France le négationisme des méfaits de la colonisation. Avec l’approfondissement de la crise, la manière dont la jeune génération y est confrontée en priorité, le renforcement insupportable des inégalités en son sein, « le jeunisme » est devenu toujours plus un moyen d’éloigner la nouvelle génération de la politique. Il ne lui reste plus que le nihilisme, ou les stratégies individuelles égoïstes pour s’intégrer au jeu politicien.

Notons tout de suite que Cuba, face à la chute de l’Union Soviétique a connu quelque chose de comparable avec la direction de la jeunesse par Robaïna... Et que le choix qui est fait aujourd’hui s’inscrit en rupture avec cette manière de flatter la jeunesse dans ses moeurs, dans sa « modernité », alors appel aux gardes-rouges ?
Et si une fois de plus, nous regardions Cuba, non pas à partir des échecs vécus (sans pour autant les oublier), mais à partir de cette capacité de la société cubains de choisir la vie sur les tendances mortifères de notre période historique. C’est une question de méthode que nous avons adoptée y compris dans « Cuba est une île », à savoir que si Cuba avait été un petit morceau d’URSS, l’’île n’aurait jamais survécu alors que la puissante URSS et tout le socialisme européen s’effondrait, ce qui est donc le plus intéressant à analyser est la manière dont Cuba, confrontée à des nécessités de réformes, à celles de prendre des mesures pour faire face à l’agressivité de son terrible voisin, choisit d’approfondir le socialisme.

Ce qui tranche justement sur l’attitude adoptée par l’URSS de Gorbatchev, autant que par la gauche européenne et singulièrement les partis communistes qui ne voient leur salut que dans la conciliation avec le capitalisme, dans l’alignement sur ses valeurs autant que sur ses politiques néo-libérales. C’est une tendance historique sur une longue période y compris depuis la lutte pour l’indépendance contre l’Espagne et qui est à la base des choix de la Révolution de 59.

Plusieurs aspects originaux de cette interpellation de la jeunesse doivent être mis en évidence... D’abord qu’il ne s’agit pas de les flatter mais de les appeler à l’effort, il ne s’agit pas de faire appel à la jeunesse, catégorie indistincte mais bien d’un groupe de jeunes travailleurs, les travailleurs sociaux, qui sont d’origine populaire, souvent provinciale, des femmes, qui touchent un faible salaire et ont commencé un travail d’enquête. C’est beaucoup plus proche de la constitution d’une armée révolutionnaire aux lendemains de la Révolution. Ils sont en quelque sorte les héritiers de tout l’effort révolutionnaire de Cuba pour constituer pour tous les moyens d’un accès au savoir.

Car à l’inverse des gardes rouge, il s’agit comme dans les écoles de médecine qui forment des militants internationalistes, d’exalter le rôle de l’éducation, de la culture. Tous les professionnels, les spécialistes, issus désormais des couches populaires alors qu’avant la Révolution seuls les enfants de la bourgeoisie pouvaient accéder à l’Université, doivent traquer les dysfonctionnements, la corruption, le capitalisme au coeurdusocialisme,mais aussiporterleprojetd’undéveloppementdeCuba, centré sur les valeurs de la culture, de l’épanouissement intellectuel et moral. Il ne s’agit pas comme dans la révolution culturelle chinoise de faire table rase du savoir, de la culture considérée comme capitaliste, mais bien au contraire de s’appuyer sur tout ce que Cuba a construit dans les pires difficultés, autant que sur le fait mis en évidence dans le discours de Fidel que l’éducation est la meilleure base d’une élévation morale sans laquelle il n’y a pas de conscience révolutionnaire. Là encore nous sommes devant une constante de la Révolution cubaine qui n’a jamais connu les errances du jdanovisme. Il n’y a jamais eu de science bourgeoise et de science prolétarienne, ni même d’art bourgeois ou d’art prolétarien à Cuba, mais bien une conception du savoir et de la culture patrimoine du genre humain et qui doit être le plus largement possible partagé, étendu à tous le peuple.

Si le terme « élitaire pour tous » a un sens, c’est à Cuba qu’il le prend. Là encore les racines sont historiques, la révolution de 59 n’a fait que prolonger une tendance séculaire de la pensée cubaine depuis laquelle a mûri la conscience révolutionnaire, celle par exemple de la manière dont le père Varela, s’opposant à la scolastique médiévale de l’Eglise espagnole propose une adhésion à la philosophie des lumières, au rationalisme. Il faut s’emparer de ce grand mouvement intellectuel mais le faire à travers le prisme cubain, à travers la réalité d’une société esclavagiste qu’il faut transformer pour que naisse une nation, une « patrie qui soit l’humanité ». Le rêve, l’utopie de cette patrie, anime tous les penseurs révolutionnaires cubains de Marti à Fidel Castro. Et tous choisissent non le rêve éveillé, mais l’action politique, le combat révolutionnaire, la lutte armée comme la conscience morale.

C’est à ce peuple doué d’une conscience forgée par l’histoire que Fidel s’adresse, il prend à nouveau le commandement des opérations pour un approfondissement du socialisme qui est la seule voie pour sauver l’humanité autant que la patrie.

Révolution et transcendance.

Enfin dernière caractéristique de la révolution cubaine, la dénonciation de l’ennemi intérieur certes passe par la désignation des nouveaux riches, des corrompus, ou même simplement des gaspilleurs mais ce qui est recherché est l’unité. L’ennemi intérieur est dans chacun d’entre nous, comme il est dans la patrie cubaine et sur la planète, il faut reconstituer l’Etre par un travail, un exercice quasiment spirituel vers l’unité, c’est un processus qui ne peut pas être imposé de l’extérieur et il faut noter la manière dont Fidel souligne que tout en aidant les peuples d’Amérique latine, ils n’ont jamais donné de leçon de révolution, ils ont cherché l’unité en respectant la diversité des cheminements.

Ici la référence à l’Eglise, à sa recherche d’oecuménisme est importante. La constitution de l’unité, le refus de ce qui divise est là encore une tradition historique cubaine qui se confond avec la Révolution dès la lutte pour l’indépendance et là encore le thème de la patrie comme microcosme de l’humanité est essentielle pour analyser la spécificité cubaine.

Fidel est doublement l’élève des jésuites, il sait d’abord que le point de vue moral de la conscience révolutionnaire n’est pas si éloigné qu’il n’y parait de la recherche de transcendance de la religion. Il y a la même conception du dépassement d’abord de l’animalité et ensuite des égoïsmes, de la recherche des intérêts matériels immédiats. De ce point de vue la rencontre avec jean paul II n’a pas été seulement celle de deux grands animaux politiques où Fidel et le peuple cubain ont su faire comprendre au pape qu’à l’inverse de sa Pologne natale, le socialisme était pour Cuba un choix de l’ensemble du peuple, ont su instaurer un rapport de force, mais aussi une entente sur le fond, l’inquiétude commune sur les « eaux glacées du calcul égoïste » dans lesquels le capitalisme et l’impérialisme conduisaient l’humanité. Avec la religion, la conscience révolutionnaire partage cette aspiration, cette attente, cette intention dirigée vers une possibilité d’épanouissement non encore advenue de l’humanité autant que de l’individu.

Un tel constat, qui en choquera plus d’un, permettrait pourtant de mieux comprendre pourquoi l’effondrement du communisme a produit dans la jeunesse en particulier un retour vers des formes mystiques, irrationnelle, autant qu’un enfoncement dans un narcissisme d’autant plus consumériste qu’il est un narcissisme du vide, du néant et qui ne s’attache de ce fait qu’aux objets, à un paraître.
Fidel est aussi un élève des jésuites qui a appris d’eux la nécessité de l’exercice spirituel et physique quotidien, une ascèse de tous les instants pour se dépasser.

Mais qu’il s’agisse de la religion ou du rationalisme, l’esprit en demeure contemplatif et passif face au monde tel qu’il est. « Le monde est clos, projeté dans un au-delà qui n’est que l’image reflétée du devenu. Les dieux de la perfection d’une part, les idées ou idéaux de l’autre sont dans leur être illusoires des ’res finitae’ au même titre que le sont les prétendus ’faits’ de l’ici-bas dans leur être empirique. »(1) La rationalité bourgeoise a été une dynamite de l’univers mystico-mythique, mais la Raison a engendré ses propres monstres. Cela a été déjà noté par Adorno face au nazisme : « Comment alors que par le développement scientifique et technique, les êtres humains qui pensaient s’émanciper de toute la misère matérielle de leur condition, comment cet essor s’est il traduit par la barbarie ? ». (2)

Ce questionnement sur le fascisme et le nazisme est encore actuel et l’analyse terrible que fait Fidel Castro de la réalité de l’Empire porte la même interrogation. Sur quoi a buté cette « science sans conscience » , cette volonté de puissance sans devenir ? Sur la négation de l’humain, sur l’exploitation, mais aussi sur le refus d’unir le principe espérance, laissé à la religion, aux réalisations humaines. Sur l’attitude passive des masses, sur l’impossibilité des êtres humains d’agir et de penser une transformation consciente, un devenir. Et aujourd’hui, la rationalité sous ses différentes formes est confrontée à une perte de contenu comme l’est la référence formelle à la démocratie des sociétés occidentales ou encore de « la liberté de la presse » devenue manipulation de masse en vue d’une gestion paranoïaque de la planète, de notre quotidienneté. D’où la recherche de formes mystiques en réponse à cette aporie de la raison. L’échec du socialisme européen ne doit-il pas être également analysé à travers cet engendrement de la passivité par l’emprunt à la fois à la rationalité portée par une bureaucratie et des formes mystiques réservées aux masses.

La grande révolution de Marx par rapport à ces conceptions mystiques ou rationalistes a été non pas de les renier comme ferment de sa pensée, de sa vision messianique bien réelle ou du moins « prométhéenne » mais de soumettre cette espérance humaine au mouvement qui transforme l’ordre des choses existants. « Son espace c’est la possibilité objectivement réelle au sein du processus, dans la voie que suit l’objet lui-même et où l’objet de l’intention radicale des hommes ne s’est jamais encore présenté mais tout aussi bien n’a jamais été voué à l’échec définitif. Ce qui lui importe le plus et ce qu’elle veut cultiver de toute ses forces, c’est l’espérance véritable dans le sujet, l’espérance véritable dans l’objet ; c’est la fonction et le contenu de cette chose pour nous, de cette chose centrale qu’il s’agit d’explorer. »(1) Le nouveau.

Ce qui a empêché l’humanité de déchiffrer sa propre utopie a été l’attitude contemplative, passive. Marx introduit la transformation volontaire, l’action révolutionnaire, le passé, l’histoire, est en quelque sorte vengé dans ses échecs et le processus révolutionnaire qui prétend accéder au nouveau, à ce qui est non advenu.
En conclusion à ces quelques remarques qui ne sont que des ébauches, dont la finalité réelle est de suggérer la complexité à laquelle nous sommes confrontés pour aborder ce discours de Fidel et la nécessité de ne pas le lire à travers des prismes trop marqués par l’expérience, y compris ceux de nos propres sociétés, je voudrais insister sur l’aspect politique de ce discours, c’est-à-dire le choix de peser sur la réalité telle qu’elle est, de la regarder avec lucidité, mais ce discours n’est pas une contemplation passive de l’échec du socialisme cubain, comme d’autres ont échoué, il est proposition d’action pour surmonter les obstacles, il est un appel au peuple cubain pour s’engager dans un approfondissement du socialisme et au-delà à nous mêmes.

(1) Ernst Bloch. Le principe espérance. Gallimard.

(2) Adorno et Horcqueimer. La dialectique de la raison.



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