Un soldat israélien ordinaire : un film d’Avi Mograbi

mardi 24 février 2009
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Le réalisateur Avi Mograbi ne cesse de filmer la société israélienne de l’intérieur. Son dernier film, Z32, est consacré à un jeune soldat ayant perpétré un crime de guerre.

C’est un film qui dérange, d’autant plus qu’il sort juste après l’offensive sur Gaza. Z32 raconte l’histoire d’un jeune soldat israélien appartenant à l’une de ces unités d’élite qui opèrent dans les territoires occupés. Lors d’une opération de représailles, il tue un policier palestinien. Le meurtre d’un innocent, commis de sang froid, sur ordre de sa hiérarchie, pour venger la mort de soldats israéliens dans un attentat. Un acte que, deux ans après, il ne parvient pas à oublier. L’histoire a pris une fois de plus Avi Mograbi de vitesse. Mais, paradoxe, le décalage entre son film et l’actualité, l’horreur perpétrée à Gaza avec le large soutien de la population israélienne, démontre à quel point son œuvre est essentielle. Car Mograbi ne cède pas un pouce de terrain politique ou artistique face à la machine de mort israélienne.

Ses films démontent de l’intérieur les ressorts de la mécanique politique israélienne. Comment la machine étatique s’immisce, distille dans chaque espace de la société, à commencer par l’école, dès la maternelle, sa propagande de mort, de haine, en falsifiant l’histoire, en manipulant les mythes, en brouillant toutes les images. Comment elle contamine les individus, jusqu’au cœur de leur intimité. (...)

Faire des films, pour Mograbi, relève donc d’une nécessité impérieuse, d’une urgence politique. Mais sa démarche est hors normes, car elle interroge le cinéma à l’endroit où ça fait mal. Présentées comme le réel, les images n’en sont qu’une reconstruction, du point de vue de celui qui les manipule. Le système d’information les distille, les sélectionne pour pérenniser une idéologie dominante – la fameuse « preuve par l’image ». Cela dépasse évidemment le cas d’Israël, dont la propagande d’Etat n’en est que l’acmé. Mograbi interroge le cinéma au raz des conditions de faisabilité dans ce pays-là, dans cette guerre-là. Il fait œuvre en posant les questions du politique et de l’esthétique en même temps, car elles sont indissociables. Qui filmer, comment filmer, comment faire rendre gorge aux images : ces questions concernent le cinéma en général. Et sa méthode constitue une tentative de réponse là-bas et maintenant.

Dans Z32, celui-ci est confronté à un problème nouveau. Pour la première fois, il collabore avec son personnage. Un contrat les lie : il ne peut le filmer qu’à condition que son identité ne soit pas révélée. Car Z32 a peur. Son témoignage, qui raconte l’armée de l’intérieur et sa participation à un crime de guerre, l’expose évidemment à une sanction. Alors, Mograbi invente un nouveau dispositif : la collaboration entre le réalisateur et son personnage sera montrée d’emblée.(...) En direct live, Mograbi met le film en abime, dévoile le problème de cinéma auquel il est confronté pour ce film-là, cette identité à ne pas révéler, tout en évitant de transformer son personnage en homme effrayant – ce que l’on vient de voir de façon burlesque –, le contraire de ce qu’il veut montrer, puisque Z32 n’est pas un monstre, mais un soldat ordinaire.

Le porte-voix de tous les soldats du monde

Troisième plan : une bouche parle, en très gros plan. Puis apparaît un œil. Enfin, tout un visage flouté, à l’exception des yeux et de la bouche. Puis un masque se dessine qui, tout au long du film, évoluera, tantôt surligné, tantôt véritable masque de théâtre, enfin presque invisible. De cette contrainte réelle – ne pas révéler l’identité de Z32 – est né un artifice de cinéma d’une puissance inouïe. Car le soldat Z32 prend alors une autre ampleur : il se démultiplie, semble être le porte-voix de soldats de toutes les armées du monde et, dans le même temps, il est là en chair et en os, si proche que, raconte Mograbi, lors d’une projection à Tel Aviv, certains spectateurs étaient convaincus de l’avoir reconnu dans la salle. L’empathie fonctionne avec l’illusion de voir un homme qui risque gros en témoignant à visage découvert. D’où le trouble que provoque cette main passée sur le visage, sous le masque donc, car on avait oublié. L’illusion se casse alors pour mettre à distance le récit d’un personnage, Z32. Ce dispositif nous fait osciller pendant tout le film entre émotion, compassion, malaise, froideur.

Le récit de Z32 commence par la description de ses vingt-deux mois d’entraînement : l’obligation d’être le meilleur pour ne pas être renvoyé, la promiscuité, les 99% d’humiliations et de brimades, l’attente à ne rien faire, la masturbation comme seule occupation, le sentiment de surpuissance, de pouvoir baiser toutes les filles, de devenir un héros de film à la Chuck Norris, comment tout individu de plus de cinq ans devient un ennemi à abattre, comment autorisation est donnée de tirer sur les enfants… De ce contexte général, qui transforme un jeune homme de 20 ans en machine à tuer, le témoignage passe aux actions plus précises, qui outrepassent les « recommandations », par exemple le dépôt d’une charge tactile à un check-point qui provoque le mort de cinq enfants, cinq frères rentrant de l’école.
(...).

Enfin, il est le cinéaste-acteur de cette histoire, car c’est lui qui demande à Z32 de revenir sur les lieux de crime. Et là, l’histoire prend une autre dimension. Car l’Autre, le Palestinien, cesse d’être l’objet du tourment de Z32. Il devient sujet, son territoire écrasé de soleil existe, et il prend le visage de cette femme palestinienne qui passe, lentement au loin, puis plus près, regarde la caméra et Z32. Qui ne la voit pas. Impossible reconnaissance. Tout le problème d’Israël est résumé dans ce plan. Ce retour sur les lieux fait basculer le film. Le témoignage cesse d’être abstrait. Les deux plans en surimpression – Z32 dans le salon de Mograbi, qui raconte la montée d’adrénaline, le sentiment de planer, les tirs de joie qui s’acharnent sur le Palestinien, et Z32 sur les lieux – restituent à l’acte sa véritable dimension : un assassinat. (...)

Complexité des hommes, clivages intérieurs, responsabilité individuelle, responsabilité collective : Z32 aborde la question d’une possible rédemption. D’où l’acharnement de Mograbi à filmer le problème de tous les côtés, de tous les points de vue. Impossible de ne pas penser aux propos d’Hannah Arendt sur la banalité du mal ; à la guerre d’Algérie, à la torture de masse pratiquée par de jeunes appelés. Combien de temps aura-t-il fallu pour que ce récit existe ? Mograbi l’avoue : il est très pessimiste. Mais en filmant Israël, ici et maintenant, il œuvre pour l’histoire, pour qu’un possible futur advienne.

Z32, un documentaire d’Avi Mograbi, Israël – France, 2008. En salles le 18 février.

Extraits d’un article de Michelle Guerci paru le 16/02/2009 dans le Monde Diplomatique

Transmis par Linsay



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