La seconde guerre froide et l’Amérique du Sud

Le virage stratégique des Etats-Unis
vendredi 6 janvier 2012
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« La guerre contre la terreur » inaugurée par George W. Bush à la suite des attentats du 11 septembre, est en train d’être déplacée par la « contention » de la Chine, la nouvelle stratégie dessinée par le Pentagone pour encercler et éventuellement, étouffer la puissance asiatique, avec l’objectif de maintenir la suprématie globale. L’ultime virage de l’empire implique pleinement l’Amérique du Sud.

Novembre a été le mois au cours duquel s’est formé le changement de direction : « Dans nos plans et budgets pour le futur, nous allons affecter les ressources pour maintenir notre forte présence militaire dans cette région », a dit Obama le 17 novembre devant le Parlement australien. Dans l’édition de novembre de Foreign Policy, la secrétaire d’Etat Hillary Clinton donna quelques précisions : « Durant les ultimes dix années nous avons consacré d’énormes quantités de ressources à l’Irak et à l’Afghanistan. Dans les dix prochaines années, nous devons être intelligents la où nous investirons notre temps et notre énergie, de manière que nous obtenions la meilleure position possible pour maintenir notre leadership ».

Dans la prochaine décennie, selon Clinton, les Etats-Unis réaliseront le principal investissement « diplomatique, économique, stratégique et autres, dans la région Asie-Pacifique ». Comme dans toute stratégie étasunienne, le militaire et l’économique forment une seule politique. Dans l’immédiat, i:l est déployé 250 fantassins de marine à Darwin (nord de l’Australie), chiffre qui devrait atteindre 2.500 militaires. Jusqu’à maintenant le Pentagone a des bases au Japon, en Corée du Sud, à Taïwan et à Guam, mais en s’établissant en Australie il forme des tenailles sur la sortie de la Chine sur l’Océan Pacifique. Cette politique fait partie de l’objectif non déclaré de former une « OTAN du Pacifique », pour faire pression et encercler la Chine.

Le second pas n’est pas militaire mais économique. Il consiste en un ambitieux accord de libre-commerce entre différents pays du Pacifique dénommé Accord Trans-pacifico, TPP [1].
Pour le moment, il se compose de neuf pays : l’Australie, Brunei, le Chili, les Etats-Unis, la Malaisie, la Nouvelle Zélande, le Pérou, Singapour et le Viet-Nam. La Chine est laissée dehors et se trouve brisée l’ASEAN, l’Association des Nations du Sud-Est Asiatique, où ce pays tient un rôle hégémonique.

Selon Michael T. Klare, le nouveau centre de gravité de la politique étasunienne suppose l’abandon du Moyen-Orient, qui durant un demi-siècle fut sa priorité, pour se focaliser sur celle qu’elle considère comme son principal adversaire. La lecture du Pentagone soutient que le talon d’Achille de l’économie chinoise est l’importation de pétrole qui vient dans le pays nécessairement par la Mer du Sud de Chine, où Obama prévoit son plus grand déploiement militaire [2].

La réponse de la Chine continue de miser sur le dialogue, mais en renforçant ses structures défensives. A la différence des puissances occidentales, qui montèrent à cheval dans les guerres de conquête (de l’Espagne et le Portugal jusqu’à l’Angleterre et les Etats-Unis), l’ascension de la Chine se base sur le commerce et la diplomatie. Cette différence est à la fois son potentiel majeur, dans la mesure où elle n’est pas une puissance agressive, mais en même temps sa faiblesse, puisqu’elle peut être déplacée par la force comme cela s’est produit en Libye.

Faiblesse structurelle

La crise des Etats-Unis est plus grave que celle que traverse l’Union Européenne.« Maintenant l’insolvabilité deviendra ingouvernable, traînant les étasuniens et ceux qui en dépende à des commotions économiques, financières et monétaires, géopolitiques et sociales violentes et destructives », assure le Bulletin Européen d’Anticipation Politique (Geab N° 60, 16 décembre 2011).

Dans les prochaines quatre années le pays qui a conçu la carte globale depuis 1945, vivra toujours selon ce pronostic, « paralysie institutionnelle et désarticulation du bipartisme traditionnel », une spirale de récession-dépression-inflation et « la décomposition du tissu socio-politique ». Il est certain que semblable pronostic paraît apocalyptique, mais qui aurait pensé que l’agence S&P en arriverait à dégrader la note du pays ?

A l’échelle internationale les Etats-Unis ont de moins en moins d’alliés. Immanuel Wallerstein rappelle que pour le seul mois de novembre et la première moitié de décembre, la Maison Blanche « a eu des affrontements avec la Chine, le Pakistan, l’Arabie Saoudite, Israël, l’Allemagne et l’Amérique latine » (La Jornada, 18 décembre 2011). Les échecs s’étendent : Obama envoya le secrétaire du Trésor, Timothy Gethner en Europe pour suggérer des alternatives à la crise et fut olympiquement ignoré ; il fut humilié par le Pakistan et ensuite par l’Iran, puisqu’il semble que le drone qui « atterrit » dans ce pays n’a pas eu un accident mais a été descendu par une cyber-attaque.

Mais la situation la plus grave est interne. Un étasunien sur six reçoit des bons d’alimentation ainsi qu’un enfant sur quatre ; 57% des enfants vivent dans des foyers pauvres ; 48,5% vivent dans des groupes familiaux assistés par l’Etat, contre 30% en 1983 (The Economic Collpase, 16 décembre 2011). L’attention est attirée par l’aggravation de la situation sociale en peu d’années : depuis 2007 le revenu familial a baissé de 7% ; dans des zones de Californie le prix du logement a chuté de 63%, le prix moyen d’une maison à Détroit est de 6.000 dollars et 18% des logements en Floride sont vides. Un enfant sur cinq expérimente des épisodes de vie dans la rue.

Tous les jours apparaissent des données nouvelles qui révèlent la détérioration sociale et morale du pays. La revue Pediatrics, de l’Académie des Pédiatres, a révélé qu’à 23 ans un étasunien sur trois a connu la prison. En 1965, ils étaient seulement 22% à cet âge (USA Today, 19 décembre 2011). Selon les auteurs de l’étude, ces données ne signifient pas qu’il y a une plus grande criminalité juvénile, mais qu’elles « obéissent à des lois plus strictes » devant des situations de scandale public ou de consommation de substances prohibées. Ils concluent que les arrestations de jeunes ont des conséquences néfastes pour leur développement et encouragent des « comportements violents et des conduites anti-sociales ». Si l’étude avait porté sur les arrestations que subissent les noirs et les hispaniques, les résultats auraient été scandaleux.

Un cercle à l’intégration

Dans une situation interne et internationale aussi grave, le virage stratégique peut, comme le signale Klare, conduire le monde dans une situation « extrêmement dangereuse ». A son avis, partagé par d’autres analystes, nous entrons dans une nouvelle guerre froide qui n’exclut pas « la domination et la provocation militaire » avec un fort accent sur le contrôle des hydrocarbures de la planète. Si l’objectif des Etats-Unis face à la Chine consiste à « mettre à genoux son économie, moyennant le blocus de ses voies de livraison d’énergie », cette politique-qui n’est pas neuve-est de fait un message pour le reste du monde. Souvenons-nous deux faits : l’Amérique du Sud apporte 25% du pétrole qu’importent les Etats-Unis et les plus grandes découvertes de cru dans la dernière décennie sont dans les eaux territoriales brésiliennes.

Les exportations du Venezuela au pays asiatique sont dans le point de mire. Les investissements chinois dans ce pays accumulent 40.000 millions de dollars depuis 2007. PDVSA exporte 430.000 barils par jour de pétrole en Chine mais les compagnies étatiques chinoises CNPC et Sinopec prévoient de multiplier par dix son pompage de cru dans le pays pour atteindre 1,1 millions de barils quotidiennement en 2014, pour lequel elles ont reçu cinq zones dans la Bande Pétrolifère de l’Orénoque, qui nécessitent quelque 20.000 millions de dollars en investissement chacune (Reuters, 20 décembre 2011).

Le virage d’Obama quand il insiste sur le fait que les « Etats-Unis sont un pays du Pacifique », quand toujours il a été un pays atlantique, non seulement implique de tisser des alliances en Asie mais aussi en Amérique latine. Le TPP inclut le Chili et le Pérou et espère impliquer le Mexique. En parallèle, le 5 décembre à Mérida les quatre pays de l’Alliance du Pacifique (Chili, Mexique, Pérou et Colombie) se sont accordés pour lancer le bloc commercial en juin 2012, pour créer un marché intégré avec ses bourses de valeur et éliminer les tarifs douaniers à l’horizon 2020.

Pour Andrés Oppenheimer, « nous verrons une division de fait de l’Amérique latine, entre un bloc du Pacifique et un bloc de l’Atlantique » (La Nacion, 13 décembre 2011). L’analyste conservateur sous-estime la récemment étrennée Communauté des Etats Latino-Américains et Caribéens (CELAC). En effet, le chroniqueur de La Nacion (qui de plus écrit dans The Miami Herald et est analyste de CNN en espagnol) soutient que dans le sommet présidentiel de Caracas il y a eu tout juste « des discours poétiques sur l’unité régionale », sans aucune conséquence économique.

Une des tendances les plus importantes qui est apparue à la suite de la crise de 2008, est la constitution de blocs régionaux et commerciaux, qui vont vers un retour au protectionnisme. La récente décision du Mercosur de relever le tarif douanier externe de 14 à 35% fait partie de cette tendance qui cherche à protéger la région des exportations des pays centraux de produits qu’ils ne peuvent consommer internement.

Avec la crise s’est réduite la demande de l’Europe et des Etats-Unis ; ce qui provoque que des pays émergents comme la Chine et l’Inde accumulent des stocks de marchandises qu’ils prétendent caser à des prix très bas, ce qui affecte les industries de la région, en particulier le Brésil et l’Argentine. Certainement, les pays qui n’ont pas un important secteur industriel, comme le Paraguay et l’Uruguay, ne bénéficient pas de ce type de mesures mais néanmoins, peuvent obtenir plus de quotas d’exportation vers les grands de la région.

Le Brésil prend note

Au Brésil a gagné du terrain la conviction qu’il doit affronter de nouvelles menaces et que celles-ci proviennent des pays centraux, en particulier les Etats-Unis. Il est intéressant de noter que cette conviction traverse toute la société, de haut en bas.

Cinq jours après le discours d’Obama devant le parlement australien, des militaires brésiliens filtrèrent à la presse un rapport interne du Ministère de la Défense sur la situation de l’équipement des diverses armes. La presse conservatrice titra qu’une bonne partie du matériel de guerre s’était transformé en « ferraille », et assura que sur les cent embarcations de combat de la Marine à peine 53 naviguent et que seulement deux de ses 24 avions A-4 sont opérationnels (O Estado de Sao Paulo, 22 novembre 2011).

La diffusion du « rapport secret » se produisit dans un moment où divers secteurs, incluant le ministre de la Défense, Celso Amorin, font pression pour accélérer le processus de modernisation et d’équipement des forces armées, et tout particulièrement la Marine chargée de défendre l’Amazonie verte et bleue, en référence aux deux principales richesses du pays : la bio-diversité et le pétrole. Un autre des points névralgiques est l’achat de 36 avions de chasse à la France qui est depuis 2 années paralysé. Néanmoins, la presse ne souligne pas les importants progrès qui se réalisent dans la fabrication de sous-marins avec d’importants transferts de technologie.

Le général de brigade (retiré) Luis Eduardo Rocha Paiva, membre du Centre d’Etudes Stratégiques de l’Armée avec une longue trajectoire militaire et une formation stratégique, a analysé le récent virage étasunien avertissant que la « perte d’espaces » de la super-puissance et de ses alliés se répercute directement sur la région sud-américaine et le Brésil. Il vaut la peine de le reproduire longuement parce qu’il reflète la vision d’une bonne partie des gouvernants, militaires ou non, du pays. "Les conflits arriveront à notre environnement. L’échec ou le succès limité des Etats-Unis et de ses alliés dans des zones distantes résulteront en pressions pour imposer des conditions qui assurent l’accès privilégié aux richesses de l’Amérique du Sud et de l’Atlantique Sud (O Estado de Sao Paulo, 20 décembre 2011).

Rocha Paiva souligne la croissante influence de la Chine dans la région, la présence de la Russie et de l’Iran dans des pays comme le Venezuela et conclut : « Les Etats-Unis réagiront à la pénétration de rivaux dans sa zone d’influence et cela affectera le leadership du Brésil dans le processus d’intégration régionale et dans la défense de son patrimoine et de sa souveraineté ». Pour cela il parie sur le renforcement du pouvoir militaire défensif devant la nouvelle réalité.

Très intéressant est le regard global qu’il a de la région : « Ce ne sont pas les voisins la raison pour renforcer le pouvoir militaire du pays, mais son ascension comme puissance économique globale, la participation distinguée dans le commerce mondial et la cupidité pour nos ressources et position géostratégique. Tout cela a sorti le Brésil de sa position périphérique et le place sur les routes de coopération et conflit. Il conclut en avertissant qu’au Brésil il peut arriver au XXIe siècle ce qui est advenu en Chine au XIXe siècle : »Les puissances rivales peuvent s’unir pour faire pression et menacer le pays" [3].

Cette perception sur les menaces qu’il affronte est partagée par une majorité des Brésiliens. Une récente étude de l’Institut de Recherche Economique Appliquée (IPEA pour son sigle en portugais), sur presque 4.000 personnes, montre que 67% pensent qu’il existe une menace militaire étrangère pour les ressources naturelles de l’Amazonie. Et 63% croient que les gisements d’hydrocarbures dans la mer peuvent souffrir d’attaques militaires externes [4].

Plus intéressantes encore sont les réponses quand la question tourne autour du pays qui peut constituer une menace militaire dans les vingt prochaines années pour le Brésil. Ils sont 37% à penser aux Etats-Unis. Très loin, l’Argentine avec 15%. On doit souligner que c’était l’hypothèse de guerre la plus probable depuis l’Indépendance jusqu’à la création du Mercosur, incluant la dictature militaire (1964-1985) dont le déploiement principal était en direction sud. Cette perception révèle que les changements dans la stratégie militaire du Brésil, qui se formèrent dans la dernière décennie et surtout dans la « Stratégie Nationale de Défense », publiée en 2008, compte sur un large appui social.

Le positionnement stratégique d’un pays mûri en temps longs et l’application de la nouvelle stratégie se fait réalité en décades. Le Brésil d’en-bas et celui d’en haut se retrouvent sur le fait que le pays est vulnérable devant de probables menaces externes. Peut-être que cette perception a commencé à changer le 8 décembre, quand deux soudeurs de l’équipe franco-brésilienne qui travaillent dans les chantiers de la DCNS (Direction des Constructions Navales) à Cherbourg, sur un total de 115 apprentis qui travaillent pour transférer la technologie, commencèrent à souder l’ultime jonction des sections du premier des quatre sous-marins Scorpene destinés au Brésil (DefesaNet, 8 décembre 2011). Désormais, ils se fabriqueront dans le chantier naval de la Marine à Rio de Janeiro.

Raul Zibechi

Source : Alai Amlatina, 23/12/2011

Traduit de l’espagnol par Gérard Jugant


Raul Zibechi
, journaliste uruguayen, est enseignant et chercheur dans la Multiversidad Franciscana de America Latina, et conseiller de divers collectifs sociaux.


[1L’accord Stratégique Trans-Pacifique d’Association Economique fut signé en 2005 par 4 pays : Brunei, le Chili, la Nouvelle Zélande et Singapour. Les autres, y compris les Etats-Unis, furent incorporés progressivement.

[2« Jugando con fuego. Obama amenaza a China » (Jouant avec le feu. Obama menace la Chine), Sin Permiso, 11 décembre 2011

[3Il se réfère aux deux guerres de l’opium quand l’Angleterre et la France s’unirent contre la Chine.

[4« O sistema de indicadores de percepçao social. Defensa Nacional », 15 décembre 2011.



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vendredi 6 janvier 2012 à 11h10 - par  ROBERT GIL

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