Poésie du métissage

jeudi 5 avril 2007
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En une douzaine de poèmes composés dans une langue hybride mêlant anglais et pendjabi, Daljit Nagra raconte le vécu de la communauté indienne de Grande-Bretagne. Drôle et émouvant.

Il est rare qu’un poète débutant soit la coqueluche des médias, c’est le moins qu’on puisse dire. C’est pourtant le cas de Daljit Nagra, dont le premier recueil, Look We Have Coming to Dover !* [1], a été accueilli, lors de sa parution en février, par une rafale d’entretiens, d’articles et d’émissions de radio au lieu de l’habituel silence assourdissant.

Plus remarquable encore, ses poèmes sont à la hauteur du tapage médiatique. Nagra, dont les parents sont arrivés au Royaume-Uni dans les années 1960, explore dans son recueil la vie des Indo-Britanniques de la deuxième génération avec une fascinante exubérance et une grande originalité.

Ce recueil est au fond le récit d’une crise d’identité. Des emblèmes de l’Angleterre moderne jouent des coudes pour se faire une place parmi les chapatis, les saris et les sitars, créant ainsi un paysage patchwork qui reflète l’expérience composite du migrant. Les pays fusionnent avec difficulté mais vitalité dans le punglish [anglais mêlé de pendjabi] de Nagra, une langue hybride dont la syntaxe changeante contribue au dynamisme du discours.
Comme Dylan Thomas, son ancêtre stylistique, Nagra fait preuve d’une inventivité langagière qui confère aux poèmes couleur et mouvement, et ouvre de nouveaux horizons au lecteur : la langue, qui était un obstacle pour la génération de ses parents, devient un intermédiaire, un lieu où peut s’exprimer la dualité de l’expérience de l’immigré.

Malgré cette fusion linguistique, le recueil est déchiré par des failles, des fossés culturels dans lesquels se niche la violence. Dans Parade’s End, un garçon indien évoque fièrement la Ford Granada de son père prospère, dont la carrosserie a été repeinte en “champagne”, mais, à la fin du poème, la voiture est vandalisée et repasse du “doré à notre brun d’avant”. Le processus de fusion lui-même ne va pas sans problème.

Des questions demeurent : que gagne-t-on et que perd-on ? assiste-t-on à une véritable intégration ou à une simple assimilation ? Dans un poème, le narrateur essaie en vain de préparer un “plat de [son] passé” à son amour anglais et est envahi par un sentiment de culpabilité et de dépossession. “Mon corps a envie/du goût maison mais se fait réprimander/par la honte d’avoir déserté son sang.” Dans un autre, le narrateur rejette ses racines et proclame : “Juste pour rire, j’étais bien avec la race anglaise”, mais l’emploi incorrect qu’il fait de l’expression familière “juste pour rire” [just for kicks] rend son affirmation peu crédible. La tension entre le mélange des langues et les différences culturelles persistantes se fait sentir d’un bout à l’autre du recueil.

Si oppressantes que soient ces tensions, on s’en laisse aisément distraire par le merveilleux déluge de détails sensuels qui forment la toile de fond du livre. Depuis le titre jusqu’à la dernière page, le recueil est hérissé de points d’exclamation qui renforcent l’effet des adjectifs décoratifs. Même ici, toutefois, une dichotomie se fait jour : si les points d’exclamation illuminent les vers, ils rendent aussi cette luminosité fragile. Dans le poignant Bibi & the Street Car Wife ! les problèmes provoqués par le choc des cultures s’incarnent dans un homme nommé Bibi. Celui-ci déplore les changements survenus chez sa belle-fille depuis que “nous avons lâché nos terres au village/pour ce pays frivole et embrouillé”. Jadis docile, la jeune fille, “comme une actrice/capricieuse elle va s’acheter une Datsun, avec des cuisses de chez KFC comme un micro devant la bouche/[...]/ elle manucure des signes aux hommes”. Le poème s’achève par un cri perplexe et plaintif : “Oh ! mon fils unique, pourquoi elle ne s’allonge pas/pour nous, pour s’ouvrir, pour faire sortir des bébés ?” Les émotions douloureuses - solitude, égoïsme, confusion - sont mises en relief par le point d’exclamation ironique du titre, son côté déplacé soulignant le déracinement de Bibi.

En choisissant de composer tant de ces poèmes dans ce dialecte enjoué, Nagra prend un risque : en les lisant rapidement, on pourrait les juger simplistes, un peu gadgets même. En fait, la langue n’est que la porte d’entrée dans des poèmes sincères et délicats. On a là une poésie viscérale, vitale, une poésie qui, pour reprendre la citation du poète britannique Matthew Arnold (1822-1888) avec laquelle Nagra ouvre le poème qui donne son titre au recueil, est “tellement diverse, tellement belle, tellement nouvelle”. Je défie quiconque de reposer ce livre sans se sentir réjoui, accablé, revigoré.

* Ed. Faber & Faber, Londres, 2007. Pas encore traduit en français.

Article de Sarah Crown dans The Guardian du 29/03/2007

Transmis par Linsay

- Biographie

Daljit Nagra, 40 ans, a grandi dans l’ouest de Londres, puis à Sheffield, au sein d’une famille de commerçants indiens. Il commence à écrire de la poésie à la fin des années 1990 et publie dans des revues réputées comme The Rialto, Poetry London et Poetry Review. En 2004, il remporte le prix Forward du meilleur poème pour Look We Have Coming to Dover !

C’est le titre qu’il donnera aussi à son premier recueil, qui vient de paraître chez Faber & Faber, l’un des plus prestigieux éditeurs mondiaux de poésie, avec à son catalogue des noms tels que T.S. Eliot, Seamus Heaney et Derek Walcott. Professeur d’anglais dans un collège londonien, Daljit Nagra revendique parmi ses influences les poètes William Blake et John Milton, mais aussi les rockers Paul Weller, des Jam, et Ray Davies, des Kinks.


[1Regarde nous avons venu à Douvres !



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